menu Menu

Une ombre au tableau

De l'image.

De l'image.

Première publication : Vacarme, n°28, février 2014.
Lire sur le site de Vacarme.

On ne peut même pas, à son propos, parler de « soupçon » : tout au plus, de l’ombre d’un doute. Doute qui lance, tout de même, d’avoir été émis deux fois dans l’histoire de la peinture (car c’est de peinture qu’il s’agit) ; ombre dont le grand midi des images suffirait à effacer le souvenir si elle n’avait, à quatre siècles de distance, assombri son levant, puis voilé son couchant : trait de noir dans la belle lumière de Florence, crapaud dans le cristal des lustres des Folies-Bergères. Peut-être en traîne-t-il encore quelque fumée, ces jours-ci ; voyons voir.

La première manifestation de l’ombre eut un témoin de confiance : rien moins que Vasari, biographe des « plus excellents architectes, peintres et sculpteurs », bâtisseur au seizième siècle de la légende renaissante. De Masaccio, qui, au seuil de cette légende, vécut presque un siècle avant lui, mourut à vingt-huit ans mais trouva le temps de poser, a fresco, les bases d’une autre géométrie visuelle, Vasari écrit : « Il ne prêtait aucune attention aux préoccupations et aux biens de ce monde, même à la manière de se vêtir (…). Ainsi, au lieu de se faire appeler par son vrai nom, Tommaso, tout le monde l’appelait Masaccio. Non pas qu’il fut méchant ou vicieux, puisqu’il était la bonté même ; bien qu’extrêmement négligent, il aimait néanmoins rendre service ou faire plaisir à autrui».  L’incise, non già perché e’ fusse vizioso, surprend, inquiète ; curieuse façon de disculper le peintre d’un reproche auquel on n’eût pas songé. Sans doute le suffixe –accio est-il en italien péjoratif ; mais méchant ? Vicieux ? Que non pas, répond Vasari : seulement « bizarre », « distrait, et absent d’esprit », absorbé dans la profondeur toute neuve que son pinceau faisait naître, piégé par le point de fuite dans le volume incorporel ouvert à même le mur. On se rassure alors : chez Vasari, la mention d’une telle négligence est fréquente ; elle vient confirmer, par le regard absent de ceux qui l’inventaient, la présence nouvelle que la perspective florentine donne aux objets représentés. De même Uccello, précise le biographe, en délaissait sa femme, retournait la nuit à ses lances brisées, à ses dallages obliques, soupirant dans la pénombre de l’atelier « quelle belle chose que la perspective ». On oublie donc l’incise, et cet empressement à invoquer, de Masaccio, la bonté même.

Mais voici que l’ombre repasse, dans un curieux parallèle. Un autre lieu, Tunis ; un autre texte – celui d’une conférence de 1970 longtemps demeurée mythique, et récemment rééditée. Mais de nouveau, un témoin prestigieux traitant d’un peintre mort un siècle auparavant, et de nouveau un seuil. Edouard Manet, explique Michel Foucault dans cette conférence, clôt l’âge ouvert par Masaccio : il mure la fenêtre que les renaissants avaient percé sur le monde, redresse les diagonales, modifie l’éclairage de sorte que la profondeur se trouve destituée et la toile réduite à son statut d’objet, rendue à la dure matérialité des choses. Chez Manet, la surface peinte n’offre plus le visible ; elle arrête le regard et masque son verso. Par contrecoup, c’est comme si le spectateur était chassé de sa place : face aux points de fuite divergents d’Un bar aux Folies-Bergères, l’œil ne s’absente plus, il s’émiette. Et Foucault de noter, en incise : « c’est ce jeu de l’invisibilité assurée par la superficie même de la toile que Manet fait jouer (…), manière dont vous le voyez, on peut dire tout de même qu’elle est vicieuse, malicieuse et méchante ». Commentant ce passage, l’esthéticien T. De Duve s’étonne : Manet ? Un homme que les biographes disent si amène, si courtois ? La bontà naturale, en somme. Sur cette accusation, Foucault ne s’explique pas.

Devant cette mention, aux seuils adverses de la représentation occidentale, d’un vice et d’une méchanceté, on hésite. On aimerait se dire : « après tout, le soupçon que Foucault jette sur Manet (à travers lui, sur la peinture moderne), vient étayer l’alibi que Vasari procurait à Masaccio. Si la malice d’Edouard tarit la générosité du visible, cela montre rétrospectivement toute la bonté de Tommaso, et donne même à sa distraction la dignité d’un choix éthique : il lui fallait, pour donner leur volume aux images, renoncer à leur présence charnelle, les basculer vers l’intangible et s’absenter en elles, quitte à sembler bizarre ». On aimerait dire cela, et blanchir les images. Mais le malaise persiste, tant perce sous la hâte de Vasari à disculper son protégé l’autre hypothèse – celle d’une même ligne noire, d’une collusion entre le peintre des profondeurs et celui des surfaces, l’un peignant une fresque qui représente si bien les choses, l’autre une toile qui se donne comme une chose de plus, se laisse soupeser, posséder, échanger. L’un promettant de voir, l’autre d’avoir enfin. Complicité, du coup, de leurs deux genres d’images : celles qui engloutissent le spectateur, le rendent négligent, érodent son rapport au monde, et celles, également impérieuses, qui l’expulsent et le laissent transi. Images vicieuses, méchantes, tantôt fenêtres où l’on se noie et tantôt murs où l’on se brise : sur les photos de la prison d’Abou Ghraib, photos dont la prise et l’échange participaient du rituel et dont la seule vue vaut collusion avec le crime, la réserviste Lynndie England a l’air de s’ennuyer. Son visage est dans l’ombre.

Mathieu Potte-Bonneville


Previous Next

keyboard_arrow_up