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Intervention au Collège International de Philosophie, 2010.
Sur : Pierre Zaoui, La Traversée des catastrophes, Seuil, 2010. Spinoza, la décision de soi, Bayard, 2008.
Ma difficulté à aborder le livre de Pierre Zaoui, et à en parler, découle de deux raisons en quelque sorte inverses : il m’a fallu en effet, à chaque page, à la fois surmonter un sentiment de grande familiarité, vis-à-vis d’un auteur que je lis depuis longtemps, et d’un ami dont j’entends la voix lorsque le lis, et un sentiment de grande distance, toujours étonnée et admirative, vis-à-vis de cette manière particulière de faire de la philosophie. Pour donner figure à cet embarras, et puisque le livre invite en quelque sorte à ne pas laisser de côté ses expériences propres pour s’en tenir à une appréhension abstraite et spéculative, on me pardonnera de partir d’un souvenir. Un jour, il y a longtemps, j’ai été frappé d’une catastrophe mineure, d’une incapacité à rester avec la femme que j’aimais, qui m’a obligé à quitter mon domicile (« en catastrophe », comme on dit) et, ne sachant où dormir ni que faire, à me réfugier chez Pierre Zaoui ; sitôt arrivé, celui-ci m’a mis dans les mains (où peut-être étaient-ils disposés à mon attention, sur la table) l’Ethique de Spinoza et l’un des traités (j’avoue avoir oublié lequel) de Sénèque, en me disant sobrement : « lis ». Ce à quoi je me suis efforcé durant, disons, vingt bonnes minutes avant que, repris par mon agitation et incapable de poursuivre, je coure vers le téléphone pour reprendre le fil de mes égarements sentimentaux, incapable de me tenir longtemps à ma résolution première, pour la plus grande affliction de Pierre, un peu désespéré de me voir incapable d’user de la philosophie pour affermir un peu mes décisions ou tâcher d’y voir clair.
Je mentionne cette anecdote pour indiquer tout de suite deux points – l’un, qui me concerne sans doute davantage qu’il ne concerne l’ouvrage lui-même, l’autre, qui soulève le problème plus général de ce livre et de son usage. Le premier point touche au mélange d’admiration et de difficulté que j’éprouve toujours à la lecture des travaux de Pierre, et à la manière dont celui-ci mobilise les ressources de l’analyse et de la tradition philosophique pour se situer en quelque sorte à même les questions éthiques et les faits d’expérience dont celle-ci traite, dans une relation qui, pour être conceptuellement instrumentée, ne cesse pour autant d’être résolument directe. Tout au plus, cette fois-ci, l’introduction aménage-t-elle, par sa difficulté, une forme de rempart contre toute tentation de confondre ce « manuel de survie » (formule aussi sincère qu’imprudente, tant elle a été souvent reprise pour résumer le livre et s’en accommoder) avec l’ordinaire des « petites philosophies » de la maladie, de la mort, de la vie, etc : il est clair, du départ, qu’il s’agit de ne rien céder des exigences de la réflexion, au moment même où celle-ci s’approche d’objets dont le caractère brûlant pourrait sembler nous en dispenser. Il n’en reste pas moins que la démarche de Pierre se singularise par le souci de produire une philosophie dans laquelle le texte ne vaut pas écran ou détour vis-à-vis des questions qu’il aborde : il sera ici question de deuil, de maladie, de mort, d’amour ou de bonheur, et on ne trouvera dans le livre aucun coin sombre, d’où il serait possible d’observer de loin ces expériences, aucun buisson dans lequel se cacher. La multiplication même des références ou des exemples, littéraires notamment, ne vise qu’à dépouiller les expériences de ce que leur caractère intime peut avoir d’obsédant, et par-là de divertissant ou de narcissique (mon deuil, ma souffrance, etc), pour restituer entre elles, l’auteur et le lecteur, la possibilité d’une confrontation ou d’un face-à-face, d’autant plus sincère qu’il est plus impersonnel – un peu comme on n’est jamais aussi dépourvu de masques, de codes ou de tricheries, que face à un inconnu dans un lieu anonyme, au café ou dans l’ascenseur. Puisque Pierre Zaoui situe cet ouvrage précis dans une référence permanente à Deleuze (et lui avait donné le titre de travail de « méditations deleuziennes »), peut-être faudrait-il reprendre à son propos le commentaire que Deleuze proposait de la formule foucaldienne « un jour, le sècle sera deleuzien » :
« Peut-être voulait-il dire ceci : que j’étais le plus naïf parmi les philosophes de ma génération. (…) chez nous tous, on retrouve des thèmes comme la multiplicité, la différence, la répétition. Mais j’en propose des concepts presque bruts, tandis que les autres travaillent avec plus de médiations. (…) Je n’ai pas rompu avec une sorte d’empirisme, qui procède à une exposition directe des concepts. (…) C’est peut-être cela que voulait dire Foucault : je n’étais pas le meilleur, mais le plus naïf, une sorte d’art brut, si l’on peut dire ; pas le plus profond, mais le plus innocent (le plus dénué de culpabilité de « faire de la philosophie ») »
(Pourparlers, p.122).
Cette manière « innocente » de faire de la philosophie, c’est-à-dire non médiée par le thème d’une clôture de la métaphysique (l’ouvrage s’ouvre sur un commentaire du Parménide de Platon), ou par le soupçon envers le statut et les échappées du texte, me paraît également frappante dans cet ouvrage. L’écriture de Pierre y est portée par la double conviction que la philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’était capable d’éclairer et d’orienter l’expérience, et que le vitalisme est une imposture s’il se limite à affirmer que la vie est belle lorsqu’elle l’est effectivement, et ne permet pas de saisir en quoi elle l’est lorsqu’elle nous apparaît affreuse. Je l’avoue humblement, cette manière de penser et peut-être encore davantage d’écrire m’est profondément étrangère, tant l’écriture pour moi est d’abord manière de parler d’autre chose pour faire éventuellement retour sur la chose, et j’interrogerais volontiers Pierre sur sa pratique même de l’écriture, sur le moment et les conditions qui permettent de penser effectivement ainsi, à même le sol – et sur les rapports entre concept et expérience que cette méthode implique. Ce qui m’amène à mon second point, concernant l’usage et le temps de l’écriture, de la lecture, dévolus à cet ouvrage-ci. Car la fréquentation d’un manuel de survie n’est pas aisée : il semble que l’on n’en ait ni le besoin lorsque la vie coule de source, ni le pouvoir lorsqu’on est, justement, occupé à survivre, de sorte que le livre semble devoir s’intercaler entre le moment où ça ne va pas du tout, et le moment où ça va mieux – son propos étant justement d’interrompre ce battement même et ce qu’il peut avoir de profondément affaiblissant (« lorsqu’il n’y a pas de lucidité, lorsqu’on se gave d’images d’Epinal et d’illusions, de petits divertissements indignes, de « ça va mieux, ça va mieux », non seulement on ne se débarrasse pas du pire, mais on s’y agglutine, on ne fait plus qu’un avec lui tout en croyant être ailleurs », p.354). Reste que la question de la temporalité demeure : quand faut-il lire ce livre, ou l’avoir lu, pour ne pas ménager entre lui et soi la distance de la curiosité ou celle de l’abstraction, et pour rendre possible un mouvement d’appropriation en première personne du type de celui que les psychanalystes appellent perlaboration ?
Peut-être une réponse à cette question serait-elle à rechercher du côté de la mémoire – du geste consistant non à lire le livre, mais à l’avoir lu et à le savoir disponible ; j’en trouverais un indice dans le fait que, du point de vue de la composition, le chapitre consacré à « après la mort », à la remémoration des morts, aux devoirs envers eux et aux monuments que nous pouvons leur ériger, occupe une place centrale. On sait que les adversaires des stoïciens résumaient volontiers leurs objections contre l’inefficacité et la cruauté de cette sagesse de l’indifférence, en imaginant une mère accablée par le deuil de son fils disparu, et un stoïcien assis auprès d’elle, secouant la tête en murmurant : « que n’a-t-elle appris la doctrine ». Or l’apologue, pour caricatural qu’il soit, a au moins cette franchise de ne pas faire dire au stoïcien : « je vais lui expliquer la doctrine », et de renvoyer plutôt l’usage de celle-ci au processus d’un apprentissage et d’une remémoration. Peut-être La Traversée des catastrophes est-il moins un livre fait pour qu’on le lise, que pour qu’on se rappelle l’avoir lu. C’est en tout cas une question que je voudrais poser à Pierre : qu’imagine-t-il, du côté de ses lecteurs, de l’usage de son livre ou de l’apprentissage qu’il peut proposer ? Et qu’a-t-il appris, ou comment a-t-il appris, en l’écrivant ?
J’en viens au fond de l’affaire, sans quitter pourtant tout à fait la question du moment, du point existentiel et philosophique où me paraissent s’intercaler les questions que le livre soulève. La Traversée des catastrophes, en effet, forme de prime abord un couple étrange avec un autre ouvrage de Pierre Zaoui, intitulé Spinoza – la décision de soi. Couple étrange, en effet, puisque d’un côté, la question posée par chacun des livres diffère d’abord assez profondément : il s’agit dans un cas de parvenir à trouver fermeté et constance dans le tracé d’un plan d’existence, contre toutes les puissances qui, si elles procèdent bien comme toutes choses de l’ordre commun de la nature en tant qu’il nous excède radicalement, ne cessent pour autant de se manifester de l’intérieur du sujet lui-même (sous les formes du renoncement, de la répétition, de l’effondrement ou du dégoût) ; dans l’autre cas, et dans le livre qui nous occupe, la question serait plutôt de parvenir à survivre face à une série d’irruptions dont l’extériorité apparaît immédiatement comme radicale – qu’il s’agisse de la maladie, de la mort de l’autre ou de l’événement amoureux – selon une forme de nécessité vécue moins cette fois sous la forme de l’empêchement intime que de l’imparable et de l’irrémédiable. Les deux projets, du coup, semblent entretenir sur fond d’un même naturalisme un rapport symétrique et inverse : dans le Spinoza, il s’agit tout à la fois de déterminer pour le sujet une consistance qui ne soit pas seulement négative ou accablée, et de la trouver en accédant précisément à la compréhension de ce que les maux qui semblent me frapper de l’intérieur de moi-même, et semblent me replier sur ma propre névrose, procèdent de l’ordre général dans lequel je suis pris, ordre qu’il me revient du coup de réaménager ; l’enjeu est d’élaborer, à partir de la reconnaissance du plan d’immanence où se situent ensemble les déterminations extérieures et intérieures du sujet, quelque chose comme un plan, au sens cette fois d’un horizon d’action et de travail dans lequel l’enchaînement des événements puisse s’opérer enfin au profit d’une augmentation de ma capacité d’agir.
Dans La traversée, l’expérience est différente : le point de départ est moins le désir d’un plan de vie que le constat d’une vie en plan, comme on le dit d’une machine arrêtée ou d’un amoureux brutalement éconduit, à une heure en tout cas où il ne s’agit plus vraiment de décider de quoi que ce soit, de sorte que l’affrontement au négatif est moins l’enjeu d’un « bricolage » initial, comme le « calcul pratique des moindres maux » dont le Spinoza faisait un préalable à la construction du plan de vie véritable, que le coeur de l’expérience même, négativité dont il ne s’agit pas de sortir, mais où il est question de survivre. De ce fait, le motif ou l’orientation de la pensée est presque inverse : il ne s’agit plus me renforcer en saisissant l’extériorité d’affections que je croyais seulement intimes, mais de parvenir à recommencer à vivre en discernant la manière dont, au coeur même d’expériences radicalement inappropriables, une vie insiste encore à laquelle je peux me raccrocher, une vitalité perdure à laquelle je ne suis pas totalement étranger. Non, bien sûr, qu’il s’agisse de me reconnaître, en personne dans les malheurs qui me frappent, en comprenant par exemple que j’étais fait pour être malade, ou que j’ai bien mérité ce qui m’arrive – la question n’est pas celle du sens, mais bien encore celle de la puissance ; mais on pourrait dire que là où dans le Spinoza le problème était de savoir comment le sujet peut « se détacher » dans l’enchaînement général des causes et des effets, comme un motif se détache sur fond de paysage, la question est cette fois de repérer tout ce qui me rattache à la vie au moment où celle-ci semble s’éclipser, et ce qui de moi-même peut être tiré pour contre-effectuer ces événements anonymes et cruels.
A cet égard, là où le Spinoza se plaçait assez régulièrement sous le signe de la coupure ou de la rupture, puisqu’il s’agissait somme toute de parvenir à introduire entre mon existence présente et passée le jeu d’une discontinuité suffisamment forte pour qu’elle m’évite d’avoir à retomber perpétuellement dans les mêmes errements, dans les mêmes petites négociations avec moi-même qui me conduisaient jusque là à piétiner, La Traversée des catastrophes s’ordonnerait plutôt au mouvement d’une continuité, ou plutôt d’une continuation : il s’agit me semble-t-il de tirer toutes les implications et de porter jusqu’à l’incandescence ce constat, apparemment trivial que « la vie continue », que sa force sourd dans les fissures du pire, qu’elle s’exerce encore par-delà les expériences qui semblent littéralement la couper en deux, comme (dans un beau passage de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, que j’ai échoué à retrouver) l’oeil de celui qui suit un cortège funéraire se trouve encore attiré et porté au-delà de lui-même par l’éclat de mica du gravier du cimetière, qui crisse sous ses pas. C’est ce mouvement que le livre, non seulement thématise, mais adopte en quelque sorte dans sa démarche d’écriture même : me frappe la manière dont les références et les figures tour à tour interrogées (figures de la maladie, figures de l’événement amoureux) sont successivement dépassées comme autant de vérités partielles, illusoires seulement si on les considère comme des incarnations définitives de la bonne manière d’être malade, ou en deuil, ou amoureux, parce que compte essentiellement le mouvement qui l’une après l’autre porte à les rejeter dans le passé, et les enchaîne dans l’argumentation comme elles le sont effectivement dans la vie (la traversée n’est pas l’objet du livre, sans être d’abord son style propre).
Symétrie, donc, comme deux versants d’une même pente : comme le notait Pierre au seuil du Spinoza, « avec Spinoza, ça grimpe, on se sent mieux, ça avance, le titre n’a pas menti » ; dans La Traversée des catastrophes, on dirait plutôt qu’il s’agit de freiner ou de retourner la descente, de freiner la chute – en retrouvant, comme il est d’usage lorsqu’on tente de ne pas échouer les quatre fers en l’air, une forme d’affinité entre la pente et ses propres mouvements. Cette symétrie ne devrait pas cependant conduire à lire les deux textes en négatif, l’un vis-à-vis de l’autre ; ne serait-ce que parce que les mêmes motifs s’y retrouvent, à commencer par la référence à une forme d’entente soudaine susceptible de réconcilier un instant mes aspirations et le mouvement du monde, entente rare et imprévisible même s’il s’agit d’aménager les conditions de son irruption, : cela s’appelle, au tout début du livre sur Spinoza, le « miracle » de la décision de soi ; cela s’appelle encore, à la toute fin de La Traversée des catastrophes, la grâce : « Le pire préside en ce sens à une théorie athée de la grâce. Il y a des moments de grâce, c’est à dire des moments où tout se rachète, tout se pardonne, tout se dépasse, indépendamment de toute dialectique de l’effort et du mérite. Et cette grâce ne promet pas d’éden éternel, mais des oasis en plein désert, des joies qui durent un peu » (p.352). Il faudrait revenir, je le note au passage, sur cette stratégie philosophique de redoublement, qui consiste en quelque sorte à rendre pensable une impossibilité par une autre – à rendre pensable, du côté de Spinoza, une décision dont celui-ci récuse explicitement l’existence par la référence à une théorie des miracles qui lui paraît étrangère ; à rendre pensable, dans La Traversée des catastrophes, une consolation athée du pire en recourant à une théorie de la grâce (s’agit-il d’ailleurs d’une théorie, ou d’un constat, d’un bref émerveillement voué à demeurer muet, cela reste en discussion). Reste que cette parenté engage moins à considérer les deux livres comme ressortissant à des expériences, ou à des moments d’écriture, extérieurs l’un à l’autre, qu’à essayer de repérer le point d’insertion d’une problématique dans l’autre, ou de cette sorte de reconquête de l’optimisme, sur fond de désespoir, que tente La traversée des catastrophes, dans la trajectoire à la fois conquérante et sans beaucoup d’illusions qui était celle du livre sur Spinoza. Pour le dire autrement, la question de la catastrophe ne suivrait pas dans le travail de Pierre celle de la décision si elle ne hantait déjà la quête de la décision elle-même.
De ce point de vue, l’intersection me paraît se situer dans les pages que le Spinoza consacrait à la mélancolie. Car ce livre, où initialement « ça grimpe, on se sent mieux », finissait en réalité assez mal – et rares sont d’ailleurs les livres de philosophie ou d’éthique qui suivent une telle ligne, rares sont ces promesses qui tournent mal (il faudrait peut-être chercher chez le Rousseau du Second discours, dont Philonenko disait qu’il était précisément une théorie de la catastrophe ; ou chez le Nietzsche du second traité de la Généalogie de la morale, Nietzsche qui, thématisant la capacité de la culture à élever un homme qui soit capable de promettre et de s’engager lui-même non seulement dans l’avenir, mais comme avenir, faisait dire à l’un de ses personnages : « quelque chose a mal tourné »). Non seulement, en effet, Pierre Zaoui faisait suivre l’analyse de la constitution d’un plan spinoziste d’existence situé dans l’horizon du savoir, par la mention et l’examen d’une multiplicité d’autres plans possibles (plans de l’oeuvre, de l’amour, du corps, de l’association politique), mais cet éclatement même révélait que la constitution de tels plans s’opère toujours sur le fond et dans la conjuration d’un risque, en vérité jamais radicalement dissipé, risque que le livre nommait mélancolie, dont il faisait l’« ultime danger du spinozisme », et qu’il décrivait comme un empêchement radical à décider de soi, et à renoncer à quoi que ce soit, quand bien même on s’est élevé jusqu’à la compréhension de la manière dont l’ordre du monde pourrait concourir au tracé de son plan propre, quitte à devoir renoncer à d’autres vies possibles : état où l’on s’est porté jusqu’à la compréhension du tout, mais où « tout est égal, où tout est vain et rien ne vaut, où l’on est triste et distant de tout et où pourtant on jouit chaque fois étrangement de cette tristesse même » (p.329).
La question était alors de comprendre comment la survenance de cette mélancolie pouvait n’être pas seulement le signe d’une démarche encore indécise, d’une tristesse encore prise dans les illusions préalables de la vie ordinaire, mais bien s’enrouler dans l’expérience de celui qui, ayant décidé de décider, se trouve toucher au point décisif, qui correspond chez Spinoza à la compréhension la plus élevée qui se puisse être, soit au troisième genre de connaissance. Pierre relevait alors l’étrange scolie de la proposition XX de la 4e partie de l’Ethique (« il faut remarquer que les chagrins de l’âme, et ses infortunes, tirent principalement leur origine de trop d’Amour pour une chose soumise à beaucoup de variations, et dont nous ne pouvons jamais être maître ») et s’arrêtait sur l’adverbe « principalement », qui fait du « trop d’Amour » non une cause de tristesse parmi d’autres, mais bien le risque principal que nous soyons commis à affronter. Dès lors, en effet, que l’Amour ne s’adresse pas chez Spinoza à un objet que la transcendance préserverait une fois pour toutes des aléas du temps, du devenir, du passage, mais se conjoint se conjoint à la compréhension du caractère immanent de toutes choses – de la conscience qu’il n’est rien d’autre à aimer que ce monde-ci –, il ne peut éviter de s’affronter à l’horizon de la perte de l’objet aimé (« le risque de ce trop d’amour, c’est la perte de l’objet aimé, et une telle perte, c’est la mélancolie, le pire des affects », p.334).
Or c’est précisément cette double expérience de la perte et de l’amour que La Traversée des catastrophes thématise directement (et cette conjonction fait comprendre la composition du livre, où la succession maladie / mort / deuil s’interrompt d’un chapitre sur l’événement amoureux qui pourrait sembler un excursus, tant il y a là semble-t-il une « tuile » d’un tout autre genre). Tout se passe alors comme si la problématique se retournait, s’enroulait sur elle-même : d’un côté, on interroge le mouvement ascendant de celui qui tente de décider de lui-même mais on y découvre, près du sommet, au plus proche de l’accès à la compréhension et à l’amour, la possibilité d’un effondrement qui, contre toute attente, ne laisse guère espérer que la constitution d’un « plan mélancolique » qui renvoie le sujet (pour reprendre une formule de Foucault) « à la verticale de lui-même » et le porte en quelque sorte à revenir éclairé vers sa situation initiale d’avoir à bricoler, lucidement cette fois, avec ses impasses et ses impuissances ; de l’autre côté, on interroge l’expérience de ceux qui, n’ayant en quelque sorte rien demandé ni rien voulu, se trouvent exposés à des catastrophes qui paraissent les diminuer sans recours, et on demande cette fois ce qui peut rester, au coeur du pire, à comprendre et à aimer.
C’est sur ce renversement que j’aimerais, en fait, interroger Pierre, en lui demandant dans quelle mesure le second mouvement répond au premier, et s’il le rend caduc. Double question en fait : d’une part, cela veut-il dire que la philosophie comme exercice de soi n’est véritablement possible et féconde que lorsqu’on s’y trouve en quelque sorte forcé ? D’autre part, d’être ainsi transportée du point d’arrivée vers le point de départ, la tristesse qui dans le livre sur Spinoza risquait toujours d’accompagner la compréhension se voit-elle conjurée ? Autrement dit, comment éviter que l’amour de la vie, au coeur de la tristesse, ne se redouble d’une tristesse de l’amour – ce qui voudrait dire, pour risquer une formule que j’ai une fois tentée, que nous n’avons d’autre choix que d’être tristes, pour n’être pas malheureux ?
Mathieu Potte-Bonneville