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Consommation de la philosophie
Sur Dominique Quessada, L'Esclavemaître.
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Première publication : Critique, n°670, 2003.

Sur Dominique Quessada, L’Esclavemaitre – l’achèvement de la philosophie dans le discours publicitaire, Paris : éditions Verticales, 2002.

Si Socrate demeure pour l’éternité un beau vieillard, nous conservons du grand âge de Platon un portrait plus trouble, plus colérique et égaré. Certes, la Lettre VII du corpus platonicien se veut, comme l’Apologie, un mémoire en défense ; mais l’affaire est moins facile à plaider, et la cause incertaine. Platon, alors agé de soixante-quinze ans, y fait les comptes : de ses trois voyages vers Syracuse, de ses trois tentatives pour fonder ici-bas la cité enfin conforme au Juste, ne subsistent que des scories amères. Dion (le disciple préféré, celui sur qui l’on comptait pour soutenir concrètement le projet) est mort : il tentait en Sicile un désastreux débarquement, une sorte d’antique Baie des cochons, mais un membre de sa garde a joué du poignard, et l’on dit que l’Académie y est pour quelque chose. Platon, lui, a été à grand peine exfiltré des geôles du jeune tyran Denys – et justement, Denys, personnage falot que Platon comme Dion pensaient circonvenir à peu de frais, pose désormais au magistrat de la République : n’a-t-il pas écrit, sous une forme enfin populaire et accessible à tous, une sorte de manuel, un platonisme sans peine, où seraient révélés les secrets que le maître lui-même refusait de faire figurer dans ses dialogues, les réservant à son enseignement oral ? A ce que la Lettre VII en laisse deviner, l’opuscule de Denys doit tenir le milieu entre le Diamat cher à la pédagogie stalinienne, et les guides Marabout : facile à retenir, facile à mettre en oeuvre. Le vieux Platon de loin fulmine, dresse contre cette hérésie toutes les ressources de l’aristocratisme philosophique : cet écrit « n’est point toutefois un bien pour l’humanité, à moins que ce soit pour quelques-uns, en petit nombre (…) avec le reste des hommes, on remplirait les uns, sans convenance aucune, d’un dédain injustifié à l’égard de leurs semblables, les autres d’une hautaine et inconvenante espérance ». Il n’empêche : Denys a passé la ligne, et celui qui voulait des philosophes-rois ne peut, au soir de sa vie, ni se reconnaître, ni éviter de le faire, dans le miroir grimaçant que lui tend un tyran producteur d’une pensée tous publics. Pensez donc : un platonisme, et qui marche ?

L’Esclavemaître de Dominique Quessada raconte une histoire de ce genre : celle d’un passage de relais, d’une espèce de translatio imperii par laquelle les ambitions normatives et organisatrices de la philosophie envers la société, sa prétention séculaire à contenir les conflits de la multitude humaine, à ramener au Même l’inquiétante inclination du désir pour l’Autre, se voient finalement confiées à un discours en lequel le philosophe n’aurait jamais imaginé se reconnaître. « La publicité se présente comme un mode d’organisation de la cité autour de critères rationnels. Pourtant, à la différence de la philosophie, elle ne connaît pas la nécessité opérationnelle d’une exclusion originelle. Il s’agit d’un discours en expansion constante, qui, en droit, a légitimité de parler de tout et à tout le monde » (p.81). Un discours, de surcroît, qui tient ses promesses, lorsque celui de la raison semblait devoir piétiner indéfiniment au bord de sa conversion à l’agir, le « primat de la pratique » demeurant, pour paraphraser Althusser, une proposition essentiellement théorique. Chez Marx, la onzième thèse sur Feuerbach en appelait certes à transformer le monde – mais la transformation est cette fois en cours, effective, puissante, inventive et sage. Promotionnelle. Nous ne la voyions pas ainsi.

Une contre-généalogie.

« Platon travaille dans la publicité » : en assignant une filiation directe entre deux discours aussi évidemment rivaux (en l’assignant aussi, de manière conséquente et dès le seuil du livre, sous la forme triviale du slogan), Quessada entend d’abord rompre avec cette posture de surplomb, ordinaire et illusoire, qui hante analyses et dénonciations de la publicité. Serge Daney, en son temps, s’inquiétait de la trop grande proximité du critique avec le discours télévisuel – soulignant qu’à écrire sur les productions de masse, on risque la posture du « sémio-cuistre », on s’expose à décrypter ce que d’autres ont encrypté pour nous, avec ce qu’il faut de subtilité pour rendre l’exercice amusant, et ce qu’il faut de connivence pour partir rassuré. Quessada complète, en l’inversant, ce diagnostic :  si risque il y a, il tient tout autant à l’aisance avec laquelle le penseur affirme sa distance vis-à-vis de ce genre d’objets – de la publicité, il est entendu une fois pour toutes qu’elle nous répugne, que nous en sommes indépendants et qu’il faut nous en libérer. Or, non seulement ces trois propositions, mises bout à bout, ont un air de déni, mais elles forment encore le ressort le plus fiable de la communication publicitaire, laquelle n’exerce pas sa domination sans exalter la liberté, et n’oriente le désir qu’en flattant, chez chacun, le fantasme d’avoir enfin le choix. En bref, le sentiment de hauteur est moins la solution qu’une partie du problème ; et le fait que la publicité soit, dans nos sociétés, l’un des derniers objets offerts à la prédication morale devrait mettre la puce à l’oreille. Mais comment en sortir ?

Sur ce point, le livre fait une proposition – et esquisse, du même coup, une méthode neuve en philosophie, une manière d’enquêter à contre-pente, de haut en bas. Si, chez Nietzsche, la généalogie consiste à chercher tout en bas, dans l’humus de nos mauvaises tendances, le départ divisé de nos plus hautes ambitions, la médiocre génèse de ce que nous croyions essentiel, rationnel et incréé, Quessada suit un trajet exactement inverse, et inédit : il cherche l’origine aristocratique de ce qu’il y a aujourd’hui d’universellement vulgaire. Ainsi « la bêtise va bien à la publicité ; elle est juste conceptuellement parce que l’intelligible a été réconcilié avec le sensible et le vulgaire » (p.208) ; la bêtise comme présentation esthétique de l’Idée, ou comme donation d’un monde « idéal et accessible là, sous la main » (ibid.). Entendons-nous : cette évaluation ne vaut pas éloge, et L’Esclavemaître, s’il refuse tout au long le registre du mépris, n’est pas à ranger parmi ces livres un peu roués qui revoient à la hausse la morale du capitalisme, l’âme des entreprises, etc. De venir de plus haut, la publicité ne devient pas plus noble : mais, d’un même mouvement, elle se voit restituer ses véritables ambitions – bien davantage, et cependant rien d’autre, que de faire commerce, mais d’un commerce qui vaille en même temps réconciliation universelle, contention des affects, détermination univoque du Sens –, cependant que la philosophie se voit subtiliser les siennes, de sorte qu’il devient impossible de juger depuis une position d’extériorité acquise, comme à pied sec, les dégâts d’un tel processus. Ce n’est pas qu’il faille s’en contenter (on y reviendra) ; mais il convient d’abord de prendre acte de la puissance de l’adversaire, i.e. de mettre au jour, contre la fausse distance de l’ironie, l’étrangeté foncière de ce discours-là et notre appartenance massive, violente, non négociable, à l’ordre qu’il définit.

On pourrait objecter : faire le portrait du publicitaire en philosophe, c’est oublier que ce dernier s’affronta du départ au « genre glissant » de la ressemblance, qu’évoque Platon dans Le Sophiste, et à propos du sophiste ; c’est refuser de se souvenir qu’il y eut, dès l’origine, de beaux parleurs pour se prétendre sages. Ainsi (hypothèse rassurante) la pub ne serait qu’une nouvelle sophistique, essayant comme l’autre de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. L’objection, selon Quessada, ne résiste pas à un examen précis de la rationalité publicitaire. Car, si l’on récapitule toutes les différences dont, dès le départ, la philosophie s’est prévalue vis-à-vis de la rhétorique comme de la sophistique, si l’on fait jouer la vieille méthode dialectique de la division, on s’aperçoit bientôt que la publicité tombe toujours du même côté, du bon côté. Ainsi mobilise-t-elle, plutôt que le trompe-l’oeil en lequel le sujet s’abîme, les pouvoirs distanciants de l’ironie. Ainsi souligne-t-elle, contre l’attachement du désir aux objets sensibles, la médiation que ceux-ci constituent vers des valeurs plus hautes – la pub ne vante les biens que comme moments du Bien, et toujours « l’idéal éthique se profile à l’horizon du bien matériel » (p.101). Ainsi se donne-t-elle, non comme une glorification des apparences, mais comme un appel à traverser celles-ci vers l’idéalité du Produit, de la Marque, du Concept. En un mot, la publicité est anagogique, ne cessant de reconduire du visible à l’invisible, de fendre l’apparente clôture du sensible : « nous vous devons plus que la lumière, nous partageons plus que du cinéma… » Même structure, donc, que la philosophie ; mais aussi bien, mêmes hantises. En des pages fortes et perturbantes, Quessada montre comment la publicité, loin de se vouer sans prudence aux images, en ordonne sévèrement la prolifération – exigeant leur soumission au modèle, leur identification au texte, leur respect d’une charte dont chaque détail a été prévu, négocié, « validé », reconduisant en bref une iconologie généralisée. « La publicité constitue (…) une violente opération de réduction des pouvoirs de l’image – opération menée à une échelle industrielle avec des moyens encore jamais observés » (p.125). La distinction, autrefois façonnée par Daney et Godard, entre l’image et le visuel trouve ici une pertinence nouvelle : car le visuel publicitaire (cette image sans autre, vérification « en boucle » d’un dispositif technique n’ayant de rapport qu’à lui-même) marque moins la dérive récente d’une modernité oublieuse de la transcendance du Texte, que la réalisation d’un très vieux rêve – celui d’une image enfin docile et réduite au Canon. « Image sans imaginaire » (p.120), formule qui pourrait aussi bien convenir à l’art égyptien, tant admiré par le Platon des Lois pour son immobilisme.

Saturer, suturer.

Faut-il alors comprendre que la publicité est, pour Quessada, identique à la philosophie ? On dirait aussi bien (et ce n’est pas un compliment) qu’elle est plus identique qu’elle – comme on dit plaisamment que, si tous les hommes sont égaux, certains le sont davantage… Car si le logos publicitaire trouve, au contraire de discours philosophique, à mordre effectivement sur la réalité mondaine, à s’implanter au coeur des mécanismes de régulation des échanges économiques et sociaux, cela tient avant tout à ce qu’un tel discours n’a pas besoin de la différence : l’universalité de son règne ne présuppose aucune séparation inaugurale d’avec l’empirie, l’opinion, le vulgaire. L’être est – mais la doxa aussi, et le non-être, pourquoi pas, nous ne sommes pas bégueules. Certes, vis-à-vis du sensible, la publicité paraît d’abord ne faire que passer, et soumettre le visible à l’éminence d’un sens ; mais, dans ce mouvement même, elle demeure dans l’élément de l’immédiateté, s’y maintient, y retourne : ainsi l’image publicitaire reconduit-elle à la Marque qui en forme comme l’horizon idéal – mais cette marque est encore une image, « image de marque » ne requérant aucun saut vers l’intuition noétique, s’installant au contraire, et d’autant plus, dans l’élément de la représentation. Aux dualismes hiérarchiques et à la relation de participation, la publicité substitue un mélange où image et idée, copie et modèle, deviennent indiscernables : « le texte est une image : la typographie est une graphie, un dessin ; et l’image est aussi un texte… » (p.120).  Ainsi la publicité réalise-t-elle, en somme, la réconciliation du philosophe (pour qui la pensée requiert la traversée du discours, son contournement au profit des choses mêmes) et du sophiste (pour qui n’importe quel discours est immédiatement vrai, d’exprimer chaque fois une sensation toute pleine d’elle-même, intransitive). Dans le discours publicitaire, on se meut, mais sur place ; on traverse, mais chaque porte ouvre sur la même porte. La colline, c’est la caverne encore.

Parler de « réconciliation » est toutefois encore approximatif : le mot laisse supposer le travail d’une différenciation qui, d’opposer tout d’abord l’idée et le monde, aurait trouvé à se surmonter dans une totalité supérieure. Or, le type de processus que Quessada tente de caractériser sous le nom d’idéalisme vulgaire se distinguerait plutôt par l’élision de toute crise médiatrice, de tout travail du négatif : de la contradiction, de la rupture et du conflit, la publicité ne veut absolument rien savoir. Les symptômes de cette évacuation ponctuent littéralement l’ouvrage : derrière la saturation de l’espace sonore ou visuel par la publicité, derrière sa crainte du vide, du blanc, derrière sa manière de considérer la société « non plus comme un agencement symbolique mais comme une simple surface d’inscription pour ses messages » (p.263), il faut reconnaître un travail plus profond de suture, un « devenir positif de toutes les négativités« , par lequel l’altérité et la violence qu’elle implique se trouveraient une fois pour toute conjurées. Non seulement, pour les agences, tout objet est susceptible d’être promu en thème de discours – la répugnance de Socrate à rechercher l’idée du poil ou de la crasse (Parménide) n’a plus lieu d’être –, mais la différence est sans cesse convertie en écart, pointe d’originalité ou de singularité dans un espace sans dehors : ainsi, de cette marque de cigarette anglaise Death qui, adoptant pour logo un crâne, « installe ce qu’il y a de plus négatif au centre de l’argumentation » (p.329). C’est pourquoi le discours publicitaire est avant tout friand de ses propres bords, dévorateur de ses limites – moins, d’ailleurs, pour imposer partout l’uniformité que pour acquérir une perception fine des distances, des variations qui parcourent le social : revenant sur le cas Benetton, Quessada note que les images-choc d’O.Toscani permettent, par les réactions qu’elles suscitent, une perception fine de ce qui est acceptable idéologiquement par les communautés, conduisant à « une gestion pratique des territoires d’énonciation possibles au service de l’économie de marché » (p.323). Osons ici une réserve : s’agissant des formes d’exténuation de l’Autre, la démonstration de Quessada cède par moment à une excessive généralité, frôlant parfois l’antienne baudrillardienne – chez Baudrillard, on le sait, le thème du triomphe du Même épargne surtout au penseur d’avoir à faire des différences, et on ne sache pas que la réflexion en sorte grandie. Mais ces dérives demeurent rares : car ce qui intéresse l’auteur, c’est moins de déplorer la perte d’un introuvable Ailleurs, que d’examiner les procédures positives par lesquelles les formes et les lieux de la contradiction, du devenir se trouvent neutralisés. A cet égard, les développements relatifs au triomphe de l’espace sur le temps sont particulièrement éclairants : examinant la manière dont « le temps de diffusion des films publicitaires (8, 15, 20, 30, 45 secondes et une minute) n’est qu’une des modalités de l’espace » (p.270), l’auteur montre avec finesse comment cette spatialisation permet l’inscription des énoncés publicitaires dans un champ de répartition qui, soustrayant la parole au temps, amenuise la contrainte du principe de non-contradiction. Tout peut se dire successivement, parce que cette succession se contente de déployer des éléments figés dans leur extériorité réciproque, d’étaler dans le temps « un espace reformaté et organisé par un affrontement concurrentiel où les marques et la publicité pensent leur action en termes de conquête territoriale » (p.258) – Deleuze ajouterait : un espace strié, rendu irrespirable aux devenirs qu’exige la philosophie.

C’est donc en plusieurs sens que, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, la philosophie est « achevée » par la publicité : accomplie (« la publicité n’est pas autre chose que le devenir-monde de la philosophie« , p.174), mais aussi bien ruinée, parce que cet accomplissement procède d’une suture de l’altérité, parce qu’il prétend éteindre ce tremblement du négatif contre lequel le platonisme dressait les forces de la pensée, ou cette pauvreté dont le désir philosophique s’alimenta dès l’origine – l’amour, fils de Poros et Penia, selon la leçon du Banquet. Car, Quessada le sait bien, le retranchement que le philosophe accepte comme la condition de son propre discours, et auquel le publicitaire oppose ses rêves de plénitude, ce retranchement fait l’essentiel : que l’on ne puisse tout réintégrer à l’ordre rationnel ; qu’insistent, par-delà le tout, une négativité plus profonde que toute contradiction (la khôra du Timée, cette matière rétive à l’action démiurgique), ou une positivité plus haute que toute réconciliation (le Bien de la République, par-delà l’être et l’existence), ce secret est la vie même de la philosophie, dont nos modernes Denys ne veulent rien savoir. On pourrait dire alors : la publicité, c’est la philosophie comblée – satisfaite dans ses projets de mise en ordre intégral de la violence et du désir, mais aussi bien colmatée, remblayée et coupée de ses gouffres. L’achèvement, on le voit, procède d’une logique inverse de la relève (aufhebung) hégélienne : chez Hegel, la négation conditionne la réalisation de l’Idée comme monde, réalisation ou elle trouve finalement à se résorber ; ici c’est sa réalisation même qui vaut négation de la philosophie, c’est son épanouissement qui la tue, d’avoir de son procès évacué tout moment critique. La figure de l’Esclavemaître, la façon dont s’y couturent l’un à l’autre les lutteurs hégéliens, doit d’abord être comprise ainsi : par-delà la parabole d’un discours serf (la réclame) devenu hégémonique sans cesser pour autant d’être serf, c’est bien au refoulement de toute division que nous expose l’extension du discours publicitaire. La publicité, ou le monde recousu.

L’immanence, ou presque.

Evoquer ce mot d’Esclavemaître nous introduit toutefois à une autre dimension de l’ouvrage : le terme fait en effet transition, de la mise au jour d’un mode inédit de rationalité (« monotique« , plutôt que dialectique, p.237), vers l’examen des conditions politiques qui lui confèrent sa nécessité et son efficace. Quessada y insiste : si la « publicité politique » est ordinairement si médiocre ; si elle s’avère, à rebours de ses performances dans le monde marchand, incapable d’entraver l’hémorragie des électeurs, c’est qu’elle est politique en elle-même, quoique d’une tout autre façon. « Ce qui peut arriver de mieux à un homme politique, c’est de ne pas me rencontrer« , déclarait le président de Publicis (p.211) ; aveu de toxicité plutôt que d’impuissance. 

En quel sens, toutefois, publicité et politique sont-elles rivales ? Sur ce point, l’analyse de Quessada semble se dédoubler au fil des pages, hésiter de manière instructive entre deux hypothèses : d’un côté, la mise au jour d’un processus de normalisation entièrement immanent au tissu social ; de l’autre, celle d’un processus de représentation par lequel la communauté politique trouve encore à se séparer d’elle-même, s’identifiant à elle-même dans et par sa propre division. D’abord, en effet, le livre traite de la publicité comme d’un agencement matériel, comme d’un dispositif de pouvoir formant réseau et s’exerçant à même les corps, dans la lignée des « sociétés de contrôle » autrefois définies par Deleuze : pouvoir moins répressif qu’incitatif (just do it), individualisant plutôt que globalisant – car le livre fait au moins justice de ce cliché : la publicité n’est pas un média de masse. Il s’agit plutôt, pour reprendre une formule de Surveiller et punir, d’un extraordinaire « art des répartitions », capable de procéder à l’intégration et à la distribution des différences dans un champ d’utilité commune, de sorte que toute distance se voie convertie en écart mesurable, toute opposition en segment du marché. De chaque conflit, la publicité fait un nuancier, de chaque divergence une gamme. Dans cette perspective, si elle constitue, vis-à-vis de la politique, une redoutable rivale, c’est qu’elle vient en saper ses catégories fondatrices : à la hauteur de l’Etat, elle oppose la proximité d’un pouvoir à portée de main ; à la généralité de la loi, elle substitue le dégradé des préférences. Au peuple uni en corps, elle creuse des niches marketing. 

Dans l’extension du discours publicitaire, il faudrait donc voir le remplacement du vieux droit de souveraineté par de nouveaux pouvoirs, horizontaux, capillaires. Or, Quessada introduit simultanément une tout autre hypothèse, plus idéelle ou symbolique : la publicité correspondrait moins à la mise en place d’une normalisation entièrement intégrée aux fonctionnements sociaux, qu’à la nécessité d’un « principe de différence minimal » (p.240), dans un régime démocratique où le pouvoir ne peut s’adosser à aucune forme de transcendance, à aucune fiction qui le légitime et lui donne sens. Selon une formule frappante, la publicité constituerait le « moment représentatif de la représentation » (ibid.), ouvrant une distance infime, un imperceptible écart dans l’identité à soi du corps social souverain. Nos démocraties contemporaines, remarque Quessada, ne peuvent ni se satisfaire, ni se passer d’une instance susceptible d’assurer du dehors leur constitution symbolique ; refusant désormais de se contempler dans la figure du Prince, elles n’en demeurent pas moins avides de miroirs. A ce dilemme, la publicité répond ironiquement : à longueur de profanations pour rire, elle symbolise le triomphe du quotidien sur les symboles, et gagne sur les deux tableaux. Là où l’énigme du pouvoir apparaît battue en brèche par la coïncidence de principe entre gouvernants et gouvernés ; dans les débris d’une représentation politique défaite par le refus de toute verticalité, la publicité vient représenter, magnifier en images la liberté retrouvée de chacun et de tous – mais, la représentant, elle en infléchit évidemment le sens, recreuse d’une différence l’unité qu’elle exalte. « Le discours publicitaire fait la publicité de la démocratie » (p.241). Entendons qu’en donnant à la liberté son look, il introduit au coeur de l’exigence démocratique, et dans la prétention même à décider de soi, un mince décalage. L’épaisseur d’une affiche.

Nous parlions d’hésitation : reste à se demander si elle est mal fondée. Dans le tableau brossé par Quessada, la publicité semble tirer son efficace politique tantôt de sa proximité extrême avec ceux qu’elle interpelle – la publicité, comme pouvoir social sans distance, sans dehors –, et tantôt de l’écart dont sa nature représentative réserve la possibilité – la publicité, ultime avatar du théologico-politique, idole d’un monde qui n’en veut plus, ressort d’une foi en soi en laquelle la démocratie se constitue et s’abîme. En bref, nous sommes tantôt du côté de Michel Foucault, et tantôt de Marcel Gauchet. Mais cette duplicité, loin de renvoyer à une faiblesse théorique, nous paraît éclairante, à deux titres au moins. D’abord, elle oblige à nuancer le diagnostic, ci-dessus rappelé, d’une rationalité publicitaire effaçant toute contradiction, dissolvant les conflits dans l’espace recousu d’un monde dont le négatif serait à jamais expulsé. Plus de différence ? Mais c’est que ces effusions n’ont jamais lieu que dans l’espace de la représentation, lequel suppose bien, si peu que ce soit, la différence du représentant et du représenté. Si la publicité, alors, efface toute limite, elle est également vouée à retrouver ou à repousser indéfiniment devant elle sa limite constitutive – celle de n’être pas tout à fait le monde qu’elle entend unifier. Les pages que Quessada consacre aux pratiques de l’opinion (ces arts de faire dont parlait déjà de Certeau), à la résistance du langage, à la rétivité passive de la plèbe, ont d’abord ce sens : si « la rationalité triomphante rencontre cependant des obstacles dans l’incarnation de son projet » (p.426), c’est que ce triomphe se paie d’un retrait. Le mur n’est pas l’affiche, et l’interstice demeure. 

Optimisme ? Pas forcément. Car, entre les hypothèses concurrentes d’un discours publicitaire normatif et représentatif, jouant au proche et se réservant, se dessine aussi l’expérience ordinaire, quotidienne, désespérante, de ces mots et de ces images-là. Désespoir de ce monde que la publicité nous donne presque (imaginez : on marcherait à l’envers, sur les nuages, et les hommes se pendraient au trottoir pour éviter de tomber dans le ciel ; ou bien : on verrait, des fenêtres de sa salle de bain, les arbres défiler, on habiterait dans une maison qui bouge), puis nous retire aussi sec. Désespoir de désirs infiniment divers et infiniment monotones ; misère d’un imaginaire fondé sur l’indéfini renvoi de la chose à sa représentation, et qui pour cette raison nous prive de l’une comme de l’autre, là même où il paraît les donner ensemble. « L’immanence pure est logiquement impossible« , écrit Quessada – à voir. Mais il est sûr qu’elle fuit sans cesse devant nous, tant l’écart ménagé par la publicité entre images et objets finit par appauvrir les unes et par dématérialiser les autres, par les accabler sous leur transcendance réciproque. A ce titre, le maniérisme, le prosaïque, sont peut-être les deux horizons que la publicité poursuit, et manque, comme son ombre : horizon d’un monde d’images jouant les unes sur les autres – mais que la publicité rabat perpétuellement sur les objets qu’il s’agit de vendre. Univers, symétrique, d’objets se mêlant aux sujets, monde à la Ponge fait de savon, de pommes de terre, de dentifrice – mais que la publicité rabat encore, dans un mouvement inverse, sur des images dont l’épaisseur manque. Frustration infinie, d’autant plus douloureuse que le discours qui la suscite semble n’être privé de rien.

Cette limite, ce presque par lequel la publicité reprend  chaque fois ce qu’elle offre, nous incite à douter des ultimes conclusions de Quessada, et des développements qui, au dernier quart du livre et sous le motif du « vif de l’objet« , semblent emporter celui-ci dans une nouvelle direction. Que la publicité tire son succès du « sentiment d’un langage à l’état de jeunesse où la chose (…) peut être appréhendée presque sans médiation » (p.479), c’est fort possible – mais effacer le presque n’est plus du ressort de la publicité elle-même. Que l’on puisse, dès lors, compter sur la publicité, « seul lieu où les objets passent pour aller vers les sujets« , pour défendre la dignité de l’objet, et inventer un parlement des choses, cela nous semble ressortir, non d’une juste appréciation des potentialités du discours publicitaire, mais d’un passage à la limite, d’une manière de crever l’écran, de fendre l’ordre de l’idéalisme vulgaire vers celui d’un plus beau prosaïsme. Nous ne voulons pas dire que les développements consacrés, dans l’Esclavemaître, à l’instance de l’objet soient plus faux ou plus faibles, au contraire : ils donnent à l’ouvrage sa ligne de fuite. Mais on dirait que l’auteur ne désensevelit, pour lui-même, la question de l’objet qu’au moment précis où il parvient à se passer enfin du sien, à s’émanciper, justement, d’une stricte réflexion sur la publicité, à s’inventer un autre espace de questionnement – à faire le sourd, comme dirait Nietzsche, dans un monde qui bruit. Qu’on nous permette d’y voir l’indice d’un autre achèvement : au dernier quart du livre, et après la publicité, il semble y avoir encore de la philosophie.

Mathieu Potte-Bonneville.


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