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Surveillance, contrôle, gouvernement : l’ADN du contemporain.

Tests génétiques et rationalité politique

Tests génétiques et rationalité politique

Première publication : Multitudes, 2010/1, n°40.

Face à la multiplication des formes de contrôle, quel usage l’émergence actuelle d’une conscience critique peut-elle faire des concepts élaborés autrefois par Michel Foucault ? A partir de l’analyse d’une procédure particulière (les « tests ADN » votés, en 2007, par l’Assemblée nationale), on soutient ici que la nouveauté de notre conjoncture tient d’abord à ce que s’y recombinent, autour d’instruments techniques effectivement inédits, la mémoire de rationalités politiques multiples, auxquelles Foucault consacrait des analyses séparées et qu’il présentait souvent comme historiquement successives.

Dans l’avant-propos qu’il rédige, en 2008, pour le rapport d’activité de la Commission Nationale Informatique et Liberté, rapport marquant les trente ans d’existence de cette autorité administrative indépendante, son secrétaire général Yann Padova note sobrement :

« En 2008, notre Commission a adopté 588 délibérations et réalisé 218 contrôles sur place. Quel que soit le critère retenu, en cinq ans, notre activité a crû de plus de 765% s’agissant des délibérations, et de 1534% s’agissant des contrôles. Entre-temps, nos effectifs ont augmenté de 60%, ce qui illustre les efforts réalisés par les équipes de la CNIL que je tiens ici à remercier pour leur efficacité. 

Au-delà de ces volumes, c’est surtout le public auquel s’adresse la CNIL qui a profondément changé. En 2003, 90% des délibérations adoptées par notre Commission portaient sur le secteur public. En 2008, c’est à 90% le secteur privé qui a été concerné par ses décisions. Mais, bien entendu, cela ne signifie en aucune manière un désengagement de la CNIL du secteur public, preuve en est son contrôle du STIC ou son avis sur EDVIGE dont la presse s’est largement fait l’écho. »

On ne commentera pas ici la remarque relative à l’augmentation des effectifs de la CNIL, ni l’épineuse question de savoir si l’effort ainsi consenti est bien à la hauteur des enjeux. On s’arrêtera plutôt sur la conjoncture historique singulière dans laquelle nous sommes pris, conjoncture dont le léger vertige suscité par ces chiffres serait un assez bon indice. 

Les dates, d’abord, importent. En soulignant le contrôle exercé sur le fichier de police STIC, et l’avis défavorable rendu sur le projet EDVIGE – avis dont la médiatisation joua un rôle important dans la contestation de ce projet –, le secrétaire général de la CNIL entend marquer une continuité historique : ce fut en effet l’émotion suscitée dans l’opinion par d’autres fichiers administratifs, baptisés SAFARI (en 1974) puis GAMIN (en 1977), qui aboutit à la mise en place de l’autorité administrative indépendante. La nature même de ces fichiers passés consonne étrangement avec les orientations qui président à plusieurs projets gouvernementaux récents : le « Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus » visait à instituer un identifiant unique permettant d’interconnecter tous les fichiers, notamment policiers. La « Gestion Automatisée de Médecine Infantile », dont il faut rappeler qu’elle fut bel et bien ébauchée entre 1970 et 1981, par voie de circulaires individuelles adressées à des fonctionnaires tenus au secret, devait permettre la détection d’enfants « à risque » et l’établissement de fiches de signalement à partir d’un profil utilisant les critères médicaux, psycho-sociaux, sur la situation de la famille et le comportement de l’enfant. Transversalité, anticipation, détection précoce ; optimisation de la mémoire policière, informatisation de la surveillance médico-sociale : d’une génération l’autre, la nouveauté ne paraît pas si radicale, et la rationalité gouvernementale ne semble guère avoir progressé que dans l’euphémisation des acronymes (SAFARI, GAMIN : l’humour administratif était hier un peu plus franc de collier).

Cette continuité apparente se trouve cependant démentie par les chiffres exubérants qui marquent la progression de l’activité récente de la CNIL : en hausse de 25% entre 2006 et 2007, le nombre de plaintes a doublé en dix ans ; quant aux demandes d’accès aux fichiers de police par les citoyens, elles sont passées de 400 en 2002 à 2660 en 2007, selon une progression qui semble chaque année promise à devenir plus escarpée. De la rupture contemporaine, ces chiffres fournissent des indices ambigus, tant on peut y lire à la fois le signe d’une intensification majeure des dispositifs de sécurité et de surveillance, et celui, non moins patent, d’une sensibilité accrue des gouvernés aux procédures d’enregistrement qui prétendent s’exercer sur eux. Tout se passe comme si cette double évolution conjointe dessinait les contours de ce qu’il faudrait appeler un « après-après-11 septembre » : on indiquerait ainsi combien le renforcement des formes policières et administratives de contrôle, qui avait semblé caractériser le moment historique immédiatement consécutif des attentats, se double désormais doublé d’une mise en question régulière, diffuse et insistante – comme si au moment même où le pouvoir entend justifier le resserrement de la surveillance au nom de l’impératif de sécurité, la subordination des libertés individuelles à ces dispositifs avait durablement cessé d’aller de soi. Ou encore, pour porter un diagnostic plus prudent et peut-être plus réaliste : comme si il semblait désormais moins facile de faire admettre la nécessité, pour la sécurité de tous, de surveiller chacun.

La question est alors de savoir en quels termes articuler l’analyse des dispositifs contemporains de surveillance, et quelles formes peut emprunter, aujourd’hui, l’émergence de cette conscience critique diffuse. De ce point de vue, on prendra garde au fait que la manière dont se formule la mise en question du contemporain est rarement contemporaine d’elle-même (décalage que Foucault nommait le risque d’une « rétroversion historique », et Bourdieu hysteresis). Dans le cas qui nous occupe, il est frappant de constater : 1/ que  la contestation des formes de surveillance et de contrôle emprunte la plupart du temps soit les formes de la critique traditionnelle de la domination, soit celles d’une fascination hypermoderne pour les technologies mises en oeuvre, dans une oscillation entre la dénonciation d’un archaïsme et la dénonciation d’un futur menaçant, oscillation qui contourne peut-être la question de savoir en quel sens ces dispositifs se jouent et se définissent au présent ; 2/ que cette mise en question, d’autre part, emprunte son horizon normatif à une figure de la subjectivité maîtrisant souverainement ce qu’elle fait savoir d’elle-même, selon le modèle d’une liberté privée sur laquelle l’Etat empièterait par une forme d’extorsion d’information. Or, la situation est plus complexe : la circulation des informations relatives aux personnes est aujourd’hui beaucoup plus large que les seuls fichiers administratifs ; et cette circulation est pour une large part liée à l’activité que déploient les personnes elles-mêmes, à la façon dont, par exemple, elles multiplient les indications à leur propos dans un but d’intensification et d’enrichissement de leurs relations sociales. Ainsi la mobilisation autour du fichier EDVIGE fut-elle traversée, à plusieurs reprises, par l’ombre d’un doute, tant les pages du site Facebook, directement renseignées par les utilisateurs, apparaissaient à tout prendre comme un système de collecte d’information plus efficace, insidieux et performant.

Aussi la conjoncture présente appelle-t-elle d’abord un inventaire des concepts disponibles pour décrire les formes de surveillance et de contrôle mises en oeuvre dans les sociétés contemporaines – concepts apparus, pour une part, au moment même où la société française se préoccupait des fichiers évoqués plus haut. C’est en effet quelque part entre l’année de mise en oeuvre du fichier SAFARI et celle de la création du fichier GAMIN que se formulent, chez Michel Foucault, les hypothèses directrices qui règlent, dans son oeuvre, l’usage même de termes comme « surveillance » et « contrôle ». Ces hypothèses, qui visent précisément à détacher l’analyse de ces phénomènes du cadre des critiques de la domination où elle trouve ordinairement à s’insérer, peuvent être ramenées à deux déplacements : 1/ le passage du lexique de la souveraineté à l’examen des formes de gouvernement vise à déplacer le regard porté vers le pouvoir, de son versant institutionnel vers les modalités de son exercice, de sa puissance de contrainte à sa capacité de faire agir, et de la façon dont il s’impose à la manèire dont il constitue et définit l’objet même de son action, dont il dessine les contours d’une société gouvernable. 2/ le passage d’une référence à la subjectivité, comme instance souveraine préalable à toute inscription dans le langage et la société, à une analyse des formes d’assujettissement, vise à tenir ensemble la constitution de l’individu comme sujet doté d’une marge de liberté effective, et son insertion dans un réseau de commandements et d’obéissance. Ni la surveillance, ni le contrôle, ne peuvent selon Foucault être adéquatement pensés tant qu’on s’en tient à l’affrontement vertical de deux souverainetés ; ces opérations doivent être comprises comme techniques visant à assurer la gouvernabilité d’une société, constituant comme leur vis-à-vis des formes déterminées de subjectivités, et trouvant à la fois une prise et un obstacle dans la manière dont les sujets ainsi constitués entendent exercer leur liberté. C’est, pour l’essentiel, ce paradigme que Foucault vise lorsqu’il propose (en dehors de toute métaphysique de la puissance vivante, comme de toute lecture historiale de la réduction de l’homme à la vie nue) d’intégrer l’étude des formes de contrôle au cadre général d’une réflexion sur la biopolitique.

Dans quelle mesure ce paradigme est-il encore actuel, et quels en sont les principaux aspects ? Plutôt que de poser la question de manière abstraite, on partira ici d’un cas particulier, à notre sens d’autant plus exemplaire qu’il occupe, dans la liste des questions débattues ces dernières années, une position à la fois aveuglante, marginale et paradoxale : la mesure, débattue et inscrite dans la loi en 2007, et finalement (provisoirement ?) abandonnée en 2009, consistant à recourir, en cas de demande de regroupement familial par un étranger résidant légalement en France, à un test génétique sur les personnes susceptible de bénéficier de cette mesure. Cas aveuglant par l’intensité des débats auxquels il a donné lieu, au point de sembler éclipser des aspects tout aussi préoccupants des mesures prises pour compliquer l’existence des migrants ; cas marginal, puisque proposé par un parlementaire considéré comme familier des positions extrêmes (le député UMP Thierry Mariani), et intégré alors sans grand enthousiasme apparent au projet de loi par le gouvernement ; cas paradoxal enfin, puisque le dernier acte en date de ce cycle est la décision annoncée par le nouveau Ministre de l’Immigration, Eric Besson, de ne pas signer les décrets d’application du texte pourtant voté par les deux chambres. On ne se hâtera pas pour autant de crier à l’anecdote ou au leurre : car, outre qu’il témoigne jusque dans son retrait de l’excès de la gouvernementalité sur la souveraineté (l’exécutif invoquant pour se soustraire à ses obligations des raisons d’applicabilité et de technique), et outre qu’il fait corps avec une série de pratiques régulièrement à l’oeuvre, le cas des tests ADN apparaît comme un précipité des rationalités politiques entre lesquelles, selon Foucault, se distribue dans la modernité la problématique de la surveillance. Pour le dire autrement, l’intérêt central de ce cas tient à ce qu’il fait apparaître le caractère feuilleté, et traversé de contradictions internes, de la surveilllance « biopolitique »  contemporaine, dans ce qui peut pourtant sembler son expression la plus radicale (la stricte réduction, aux fins de les connaître et de les gouverner, des personnes à leur corps et à leur donné biologique). On distinguera, au moins, trois niveaux

Surveiller et discipliner.

Partons du plus simple. Le scandale suscité par cet amendement a été, initialement, lié à quatre caractéristiques du texte proposé par les députés.  a) La réduction de la filiation à sa seule dimension biologique, au détriment d’une part de toutes les autres dimensions qu’enveloppe ce lien, d’autre part de toutes les situations dans lesquelles la filiation n’implique pas l’identité de patrimoine génétique. Etait ici en question, bien entendu, le cas de l’adoption : en « ciblant » implicitement les immigrants pauvres, le texte réduisait de facto l’hypothèse d’une filiation adoptive aux seuls habitants des pays riches. b) Le texte, dans sa rédaction initiale, écartait de la procédure l‘intervention d‘un juge, contrairement à ce qu’imposent en France les lois de bioéthique pour toute utilisation d’un test ADN dans le cadre d’une recherche en paternité. En d’autres termes, le texte instituait, par la loi, un régime d’exception, non seulement en aménageant une dérogation vis-à-vis du droit général, mais en soustrayant les étrangers à l’intervention du pouvoir judiciaire.  c) Cet amendement a été justifié par ses défenseurs comme une réponse aux tricheries constatées dans un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne, pays dont les ressortissants utiliseraient de faux documents d’état-civil pour venir en France sous couvert de rapprochement familial. A cela, les opposants au texte ont répondu en faisant remarquer que cette logique revient à considérer tous les étrangers comme des délinquants potentiels, donc à renforcer une image xénophobe, là où le droit devrait définir d’abord le cas général avant d’envisager les cas de fraude possible. d) Enfin, le quatrième motif de contestation a concerné la conservation et l’utilisation possibles des données ainsi recueillies sur les étrangers soumis à ce test – le risque étant l’extension d’une logique de fichage de la population que le pouvoir pourrait ensuite utiliser sans contrôle.

Lisant, avec des lunettes foucaldiennes, cette première analyse critique de « l’amendement ADN », on ne peut qu’être frappé de la manière dont le texte fait jouer la logique que Foucault identifiait, dès 1975, à celle du pouvoir disciplinaire, développé durant l’âge classique, bien plus qu’à ce qu’il nommera ensuite la biopolitique au sens strict. D’une part en effet, cette mesure s’inscrit clairement dans la logique d’un « contre-droit » qui généralise les cas particuliers, installe l’exception sous la règle et se donne pour horizon le traitement de la délinquance, via la constitution d’un savoir d’Etat. D’autre part, le contrôle lourd que le texte prétend instaurer de chaque entrée sur le territoire français, à travers une réduction systématique des individus à leur patrimoine génétique tel que leur corps en porte la trace, ce contrôle lourd correspond bien à la « normation » disciplinaire telle que, par exemple, Foucault la décrit dans Sécurité, territoire, population, pour l’opposer aux « dispositifs de sécurité » :

« La discipline, par définition, règlemente tout. La discipline ne laisse rien échapper. Non seulement elle ne laisse pas faire, mais son principe, c’est que même les choses les plus petites ne doivent pas être abandonnées à elles-mêmes. La plus petite infraction à la discipline doit être relevée avec d’autant plus de soin qu’elle est petite. Le dispositif de sécurité, au contraire, vous l’avez vu, laisse faire. Non pas qu’il laisse tout faire, mais il y a un niveau auquel le laisser-faire est indispensable… »

Cette hystérie du détail caractéristique de la discipline, et exorbitante en termes de coût du pouvoir, semble assez correspondre à des mesures telles que l’imposition d’un test ADN à toute personne qui prétendrait s’installer sur le territoire français. Il y aurait ici une première leçon de Foucault : elle consiste à se méfier de l’apparence de modernité qu’enveloppent des pratiques tel que le test ADN, pratique qu’on serait tentées d’associer spontanément à la « biopolitique » dans la mesure où elles reposent sur un usage politique des biotechnologies. Or, il ne faut pas confondre progrès des technologies du vivant, et modernité des technologies politiques qui mobilisent ces technologies du vivant : ici, une technique certes nouvelle est mise au service de préoccupations qui, elles, semblent d’un autre âge, et qui relèvent bien davantage d’une articulation entre discipline et souveraineté. Cette biopolitique-là est, en un sens, une très vieille politique.

Signalons d’autre part que ce paradoxe d’une technologie biologique moderne prise dans une technologie politique archaïque fait corps avec un autre : la manière dont ce type de démarche revient à articuler l’une sur l’autre les valeurs de certitude associées à la preuve scientifique et l’extension de la liberté d’appréciation des autorités administratives. Sans doute peut-on considérer que la soumission à un test ADN réduit, du côté de la personne ainsi testée, la subjectivité au statut de simple objet d’observation et de vérification ; mais il faut voir que dans le même temps, elle s’ajoute à la palette des exigences que l’autorité administrative est susceptible de formuler, étendant d’autant sa marge de jeu et d’appréciation subjective. C’est encore plus clair dans le cas des tests osseux visant à déterminer si la personne est majeure ou mineure : dans la mesure où la marge d’erreur de ces tests est de deux ou trois ans, le rabattement de l’âge légal sur l’âge biologique revient à accroitre dans le même mouvement l’autorité de la décision prise (en la gageant sur la rigueur de la science), et la latitude dont cette décision peut bénéficier. L’intégration de la surveillance dans la technologie disciplinaire équivaut, ici, à un transfert de subjectivité.

Contrôler et compter.

Sur un autre plan, cette focalisation hystérique ou paranoïaque sur le patrimoine génétique des individus qui veulent s’installer sur le territoire français, se trouve reprise et greffée sur un projet d’une tout autre nature. Si la multiplication, par Nicolas Sarkozy, des lois et des mesures visant à restreindre l’entrée et le séjour des étrangers en France, a clairement pour objectif de reconquérir l’électorat xénophobe de l’extrême-droite, elle emprunte en même temps les formes d’une rationalité gestionnaire, obéissant à deux mots d’ordre, traduits dans les deux lettres de mission adressées aux deux Ministres de l’immigration successifs : d’une part, le principe de « l’immigration choisie » (c’est-à-dire la possibilité pour la France de recruter « ses » immigrés suivant ses propres intérêts, en privilégiant la main d’œuvre qualifiée et en instaurant une forme plus ou moins avouée de « brain drain ») ; d’autre part, la nécessité de promouvoir l’immigration « de travail » vis-à-vis de l’immigration « de peuplement », de manière à faire croître la productivité de la population immigrée présente sur notre sol. On ne minorera pas le fait que ces deux thèmes constituent, dans le discours et le débat politique français, de véritables nouveautés : ils tranchent en effet avec le dogme (ou le fantasme) de « l’immigration zéro » défendu, depuis une vingtaine d’années, par les dirigeants politiques de différents bords. Paradoxalement donc, celui qui, comme ministre puis comme président, a impulsé une accélération impressionnante des expulsions d’étrangers, au prix de méthodes particulièrement brutales et d’un « management » des fonctionnaires qui entraîne des protestations dans les rangs mêmes de la police, s’est voulu le promoteur d’une politique essentiellement soucieuse d’une répartition optimale de la population, et d’une bonne gestion des entrants et des sortants. D’où, d’ailleurs, en 2007, un certain embarras du gouvernement face à « l’amendement ADN » proposé par les députés, et dont la logique ne correspondait pas initialement au discours qu’ils s’exerçaient à grand’peine à adopter: ce discours portait beaucoup moins sur les corps des immigrés, leurs permutations et leurs ruses, que sur les chiffres et les indicateurs globaux que devrait atteindre une politique bien menée. 

Si l’émotion suscitée dans l’opinion par « l’amendement ADN » a été aussi vive, c’est peut-être d’avoir obscurément perçu que s’y indiquait la double nature de la « biopolitique » contemporaine, politique à double fond et où tout se renverse : un instrument moderne, le test ADN, est mis au service d’une obsession archaïque, celle d’une souveraineté soucieuse de contrôler individuellement les corps ; mais cette obsession elle-même est recyclée dans un discours managérial et gestionnaire où, au contraire, de très vieilles méthodes policières viennent prendre en charge le souci moderne du chiffre et de la statistique. Si nous retrouvons ici les catégories de Foucault, ce sont celles d’un autre Foucault : non celui de la discipline et de Surveiller et punir, mais celui du dernier cours du cycle intitulé « Il faut défendre la société », où se trouvent définis par contraste les dispositifs disciplinaires et la rationalité biopolitique :

« Ce à quoi on a affaire dans cette nouvelle technologie de pouvoir, ce n’est pas exactement la société (…), ce n’est pas non plus l’individu-corps. C’est un nouveau corps : corps multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement dénombrable. C’est la notion de « population ». La biopolitique a affaire à la population, comme problème politique, comme problème à la fois scientifique et politique, comme problème biologique et comme problème de pouvoir ».

(« Il faut défendre la société », p.218)

On le voit dans cet extrait : à ce niveau, la biopolitique pour Foucault, c’est la politique qui se détourne du corps dans son identité singulière pour considérer les corps, dans leur distribution d’ensemble. Faut-il en conclure que ce qui a déclenché la mobilisation contre « l’amendement ADN », à savoir l’intrusion du pouvoir à même le corps biologique de l’individu, la réduction violente de son identité au seul donné génétique,  renvoyait à un aspect relativement latéral de la politique en train de se mettre en place ? On soutiendra plutôt que la contestation, loin de se tromper de cible, s’est focalisée sur ce qui apparaît comme une sorte d’incohérence inévitable, d’attelage contradictoire et impossible à défaire, entre une rationalité de type statistique et une autre, toute différente, qui prétend avoir directement prise sur les corps.

Inciter et gouverner.

Dans la notion « d’immigration choisie », utilisée par le président Sarkozy pour justifier son action, le mot de « choix » reflète apparemment l’une des caractéristiques marquantes du nouveau pouvoir : son insistance sur le rôle déterminant de la volonté politique, étendue à tous les domaines de la vie sociale – le président est un homme qui veut, qui désire avec une force bien propre à transporter toute la nation, redresser l’économie, etc.. La « gestion » de l’immigration que nous venons d’évoquer est donc présentée comme un pilotage exercé d’en-haut, via des dispositions contraignantes et une surveillance constante. Or, le débat sur « l’amendement ADN » a permis de jeter, sur cette politique, une lumière assez différente, et de donner au motif du « choix » une signification complémentaire. D’abord, le recours aux tests génétiques a été présenté par ses défenseurs comme un droit. L’auteur de l’amendement puis les responsables gouvernementaux ont beaucoup insisté sur ce point : légaliser les tests génétiques, c’est offrir aux demandeurs de regroupement familial une chance supplémentaire de démontrer, de façon incontestable, leur lien de parenté avec la personne résidant en France. Les opposants au texte ont bien entendu crié à l’hypocrisie, soulignant que, puisque l’administration française aurait le droit de demander un test au moindre soupçon, ce droit supposé consistait en réalité à introduire une obligation supplémentaire. Dans le même temps, cette discussion sur les principes se doublait d’un enjeu beaucoup plus matériel. On se souviendra peut-être que l’une des dispositions initialement prévues dans la loi, et  abandonnée par la suite dans le jeu des négociations, consistait à faire payer le test par le demandeur lui-même. Le coût du test étant aux environs de 200 euros, on peut imaginer que ces frais constitueraient un obstacle supplémentaire sur la route du regroupement familial, pour les migrants venus des zones les plus pauvres de notre planète, et qui sont précisément ceux dont le gouvernement souhaiterait éviter l’arrivée.

Nouvelle qualification du dispositif de surveillance : cette fois, comme droit et comme coût. Si ces deux événements sont significatifs, c’est qu’ils marquent l’entrée en scène d’une nouvelle strate de rationalité politique, et portent à s’intéresser à la manière dont, contrairement aux déclarations volontaristes qui font du pouvoir la source directe et exclusive de la mise en ordre de la population, on tente de s’appuyer sur le comportement des gouvernés, d’infléchir de l’intérieur leur choix pour le faire correspondre aux objectifs attendus. On a peut-être tort, de ce point de vue, de voir un simple mensonge dans l’idée qu’il y aurait, avec le recours aux tests ADN, « un nouveau droit » pour les demandeurs ; on manque peut-être, en invoquant contre cette idée de « droit » les obstacles et les difficultés que les immigrants vont devoir affronter, la logique proprement libérale qui consiste à accorder des droits aux individus, pour les mettre face à une série de complications qui les conduiront naturellement à choisir d’y renoncer. Il s’agit finalement, à travers l’introduction d’un tel dispositif, de « mettre les migrants devant leurs responsabilités », c’est-à-dire d’une part de leur faire supporter le poids des procédures administratives qu’on leur impose, d’autre part de compter sur leur capacité de calcul pour les amener à faire le bon choix – c’est-à-dire, à rester chez eux. 

Nouveau renversement donc, ou nouvel attelage : non plus de l’hystérie disciplinaire à la gestion des populations, mais du volontarisme gouvernemental à la tentative pour faire des gouvernés les acteurs de leur propre exclusion, dans une forme d’empowerment bien tempéré et paradoxal. Nous voici revenus chez Foucault, mais il s’agit d’un autre Foucault encore : celui qui, depuis les premières analyses du cours Sécurité, territoire, population jusqu’à l’étude, l’année suivante, de l’ordo-libéralisme allemand et du néo-libéralisme de l’école de Chicago, lie fortement la biopolitique avec la mise en place d’une rationalité libérale. Dans cette rationalité, l’individu est institué en entrepreneur de soi, et les effets d’ensemble sont obtenus à partir d’une composition entre le libre choix des différents acteurs, subtilement orienté par l’instauration de règles du jeu adéquates. Ainsi pouvons-nous lire, au terme d’une leçon consacrée au néolibéralisme américain :

« …à l’horizon d’une analyse comme celle-là, ce qui apparaît, ce n’est pas du tout l’idéal ou le projet d’une société exhaustivement disciplinaire dans laquelle le réseau légal, enserrant les individus, serait relayé et prolongé de l’intérieur par des mécanismes, disons, normatifs. Ce n’est pas non plus une société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable serait requis. On a au contraire, à l’horizon de cela, l’iimage ou l’idée ou le thème-programme d’une société dans laquelle il y aurait optimisation des systèmes de différence, dans laquelle (…) il y aurait une tolérance accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y aurait une action non pas sur les joueurs du jeu mais sur les règles du jeu, et enfin dans laquelle il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental. »


(Naissance de la biopolitique, p.265)

Les analyses qui précèdent ne visent pas à démontrer, dans la confrontation entre une modalité nouvelle de la surveillance des populations, et les analyses produites voici un quart de siècle (à propos d’événements plus anciens encore !), que les textes de Foucault fourniraient une grille indépassable d’interprétation de ce type de phénomènes. Mais elles  voudraient donner quelques indications de méthode pour l’analyse du moment présent.

1. D’abord, elles engagent à dé-totaliser une thématique qu’il est parfois tentant d’énoncer au singulier – la surveillance, le contrôle. Non seulement, en effet, un même dispositif peut voir son sens modifié de s’intégrer à des rationalités politiques différentes, et se trouve défini par la variété de ses usages, davantage que par ses caractéristiques intrinsèques ; mais ces rationalités multiples peuvent coexister, se chevaucher, voire s’intégrer fonctionnellement tout en offrant par leur disparité des prises diverses à la critique. Non pas, donc : sous la variété des outils, l’unité d’une surveillance bio-politique, mais : à travers chaque surveillance, le disparate des bio-politiques.

2. Ensuite, les analyses qui précèdent obligent à mesurer au plus juste la survenue du nouveau. Dès lors, d’une part, qu’un dispositif, fût-il moderne et biotechnologique, tire sa signification des technologies politiques où il s’intègre ; dès lors, d’autre part, que ces technologies tendent moins à se substituer l’une à l’autre dans l’histoire (suivant un schéma linéaire que Foucault a parfois tendance à mobiliser, même s’il s’en défend régulièrement), qu’à se réagencer en formant, à travers leurs emboîtements inédits, des configurations imprévues, on veillera à vérifier que l’inouï n’est pas, d’abord, une nouvelle façon de combiner l’ancien. Si l’on ne craignait ici d’abuser des métaphores biologiques, on soutiendrait volontiers que la surveillance disciplinaire, le contrôle gestionnaire et l’incitation gouvernementale forment quelque chose comme les brins de l’ADN politique du contemporain : éléments hérités, constants dans leurs caractères propres, imprévisibles dans leur composition d’ensemble.

3. Dernier bénéfice, peut-être, d’une analyse de type foucaldien vis-à-vis d’un contrôle aussi apparemment objectivant et déshumanisant que l’est l’imposition d’un test génétique : elle oblige à repérer comment, autour de cette réduction de l’individu à son patrimoine ADN., fourmillent en même temps les positions de subjectivité. Car à rebours d’une critique simplement humaniste, on doit souligner que le disparate des bio-politiques est loin d’annuler purement et simplement, en vis-à-vis d’un pouvoir sur la vie qui s’exercerait sans partage, toute présence de sujets. Au contraire : surgit, corrélative de l’objectivation scientifique des corps, la subjectivité « appréciative » de l’agent administratif, subjectivité à laquelle la politique du Ministère de l’Immigration a donné, depuis deux ans, une extension proprement inédite ; se multiplient, comme autant de contrepoints à la gestion statistique des populations, les types sociaux, comme autant de subjectivités larvaires et aberrantes (l’immigré « de travail », qui n’est pas le même que l’immigré « de peuplement »…) ; se déploient, ensemble, les manifestations du volontarisme gouvernemental et l’appel lancé aux gouvernés de se faire acteurs et entrepreneurs de leurs propres parcours. Bien entendu, il s’agit là de positions de subjectivité contradictoires et impossibles, puisqu’elles contraignent les migrants à se soumettre d’un même trait à la rigueur de la science et à la latitude de l’administration, à rejoindre les rangs du travail tout en renonçant à habiter là où ils exercent leur activité, à adopter une position active et à se soumettre aux exigences de l’objectivation biologique. Mais il n’empêche : l’habileté du contrôle contemporain tient peut-être à sa façon, sur fond de rationalités politiques recyclées et d’instruments techniques anonymes, d’organiser l’éviction de la subjectivité dans la multiplication et l’éclatement de ses expressions possibles.

Mathieu Potte-Bonneville


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