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Actualité du politique
Entretien croisé avec Jacques Rancière
Posted in Entretiens 26 min read
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Première publication : Les Inrocks, n° spécial « 25 ans », 26 octobre 2011.

Jacques Rancière, n’avez-vous pas le sentiment que, quelques mois après le printemps arabe ou avec le mouvement des indignés, nous sommes dans un moment politique assez plein et fort ?

Jacques Rancière : On se retrouve devant une forme de commencement du politique. J’y reconnais ce que j’avais essayé d’analyser dans mes travaux sur les débuts de l’émancipation ouvrière au XIXe siècle. A savoir un début de la politique sous la forme de gens qui normalement ne parlent pas, n’existent pas, deviennent visibles. Evidemment, ça a commencé en Tunisie, en Egypte, à des endroits où il ne s’agit pas de descendre dans la rue comme un droit acquis mais où on le décide à ses risques et périls face à des régimes policiers. Il s’agit de se décider comme membre d’un monde commun alors même qu’on vit dans des sociétés qui affirment le contraire. Ce recommencement du politique consiste aussi à la prise d’un espace qui n’est pas destiné à ça, comme la place Tahrir ou la Puerta del Sol. L’espace public, en principe, ce sont les lieux institutionnels où s’exerce le gouvernement, la représentation, toutes les formes instituées autour. Il y a de la politique dès que se dégage un autre espace commun que cet espace-là. C’est toujours un espace détourné de sa fonction. Une place, c’est fait pour qu’on y circule, pour qu’on y passe. La politique procède en arrêtant ce passage, en empêchant cette circulation. 

La notion d’émancipation, qui est une des clés de votre travail, a été beaucoup reprise récemment. C’est un mot qu’on entend beaucoup désormais.

Jacques Rancière : Je ne dois pas avoir la même oreille que vous, je ne l’entends pas tant que ça. Mais j’ai l’impression de retrouver en effet dans l’actualité ce que j’entends par émancipation, à savoir l’affirmation d’individus qui décident de faire quelque chose en commun. Emancipation, ça veut dire ne plus se fier à ceux qui sont en charge de notre destin.  C’est le « Vous ne nous représentez pas » des Indignés de la Puerta del Sol. Et c’est évidemment très significatif que ce mouvement ait germé juste après l’échec électoral du gouvernement dit socialiste d’Espagne. C’est un terme bizarre, parce qu’au départ c’est un verbe qui désigne une action pour quelqu’un : c’est le père qui émancipe ses enfants, le maître qui émancipe ses esclaves… Mais au cœur de toutes les révolutions modernes apparaît l’idée d’auto-émancipation : ce ne sont pas les autres qui vous émancipe mais on s’émancipe quand on se considère soi-même capable de s’occuper de son destin. On se  reconnaît cette capacité dès lors qu’on la reconnaît comme la capacité de tout le monde. C’était très fort lors du Printemps arabe : on reconnaît à l’autre la capacité du courage, on parie sur l’égalité de cette capacité que tout le monde a d’affronter un pouvoir effrayant. 

MPB : Si l’émancipation, ça consiste à passer de l’invisible au visible, il reste aussi à penser la manière dont ce mouvement-là s’entrelace avec son contraire : avec la multitude des actions invisibles qui peuvent se maintenir longtemps sous le seuil de perception sociale, toutes ces formes de solidarité, de production intellectuelle, de micro-résistances et de transmission des savoir-faire militants. On peut bien dire que le printemps égyptien a commencé place Tahrir : mais qu’est-ce qui a commencé avant ce commencement-là et rendu possible, de l’intérieur de la société, une telle mobilisation ? Dans la théorie critique de ces dernières années, les deux motifs se sont croisés : celui du geste émancipateur, celui des logiques subalternes et de « l’agenda caché » (pour parler comme James Scott) que les dominés parviennent à dérouler dans le dos du pouvoir. C’est leur articulation, sans doute, qu’il faudrait comprendre.

Comment percevez-vous, après le succès de l’essai de Stéphane Hessel  la fortune du mot « indignation » ?

Mathieu Potte-Bonneville : J’ai l’impression qu’il a été attrapé au passage. C’est une sorte de signifiant vide qui a été réinvesti, réapproprié par les mouvements davantage qu’adopté pour son contenu propre. Est-ce que c’est vraiment d’indignation qu’il s’agit ? N’est-ce pas plutôt de colère ? L’indignation est toujours réactive, elle a une dimension d’abord morale et je ne suis pas sûr que cela corresponde exactement au contenu des mouvements tels qu’ils se fabriquent.

JR : Bien sûr « l’indignation » est un signifiant vide mais les grands signifiants politiques sont toujours des signifiants vides. On peut dire qu’il existe au départ un texte qui n’est pas d’une richesse théorique fabuleuse et un mot d’ordre très simple. Mais c’est justement ce texte pas théoriquement fracassant et cette injonction très simple qui ont embrasé véritablement des lieux voués jusque-là à la résignation : l’Espagne, le Portugal, Tel-Aviv. Ce terme s’est trouvé le meilleur pour dire à un moment donné que collectivement il y en a marre. Dire « Indignez-vous » supposait la reconnaissance d’une capacité des individus, pas très visible jusque-là, à s’affirmer. Et lorsque cette formule, qui pouvait sembler une simple injonction morale, est reprise par les gens qui se désignent par ce mot : « Nous sommes les indignés », un basculement s’opère. « Nous sommes les indignés », c’est une déclaration de séparation . Ça veut dire « Désormais, nous sommes un monde en face de votre monde ». 

Ne pensez-vous pas que la notion de dignité touche à quelque chose de très juste, à une souffrance très contemporaine ?

JR : Ce qui m’intéresse, c’est la dignité en acte. J’avais été très frappé, avant le Printemps arabe, par ces images après les élections en Iran où on a vu les gens se déclarer, se montrer, Des gens qui descendaient dans la rue faisaient circuler leur photo non masquée sur le net. La dignité, ce n’est pas seulement la revendication un peu plaintive d’êtres souffrants et humiliés. C’est une façon de dire « On n’a pas peur ».  

MPB : Au fond , ces mouvements d’indignation résistent à des humiliations minuscules. Ça se joue sur des riens. On vit un peu plus mal qu’avant, on a un peu moins d’argent, un peu moins de temps. Les politiques européennes procèdent par petites coupes, petits rabots. Il s’agit de faire sauter tout un tas de rivets invisibles dans le corps social – tout ce qui faisait par exemple tenir un quartier… Ce sont des attentes si minuscules qu’elles rendent difficile de se mobiliser à partir d’elles. Allez donc revendiquer votre petit droit à vous, la minuscule petite chose qu’on vient de vous enlever. On retire un poste d’assistant d’éducation dans un lycée : une ville ne va pas s’enflammer pour ça. L’injonction à l’indignation vient renverser cette logique. A ces atteintes minuscules, on répond par le fait qu’une atteinte de trop décrit à un moment donné une situation globale et que c’est ça qu’il s’agit de refuser.

Vous affirmez dans vos travaux qu’on assisterait aujourd’hui à un changement de paradigme dans la mobilisation politique, que par exemple la notion classique d’engagement paraît périmée au regard des modes d’action contemporain… Pouvez-vous nous l’expliquer ?

MPB : Il me semble en effet qu’un certain modèle est épuisé. Celui par lequel des individus accédaient au politique en s’identifiant à des identités politiques dont ils recevaient leur définition même. Que suis-je? Je suis communiste. Ce mouvement-là est devenu plus compliqué. Peut-être parce que les structures politiques ont changé. Peut-être parce que le rapport des individus à ces structures a changé. Ils se vouent plus difficilement qu’avant à un collectif qui les représente et au sein duquel ils se représentent eux-mêmes. Ça pose tout un tas de problème, comme celui du nom. S’appeler « les indignés », c’est choisir une identité politique flottante. En outre, il ne s’agit plus de se donner cette identité collective contre sa situation personnelle, privée, mais depuis sa situation personnelle et privée. Ça me frappe beaucoup, par exemple, que le mouvement d’occupation à Wall Street soit constitué de gens qui parlent pour l’essentiel en leur nom propre, depuis leur situation personnelle propre, brandissant des pancartes indiquant qu’ils ont deux doctorats, qu’ils ne trouvent pas de travail. Le rapport de l’individu au politique n’est plus un rapport de transsubstantiation, où on se redéfinit entièrement et dans lequel on s’identifie, mais plutôt un mode dans lequel on essaie de faire entendre sa situation à la première personne. Cela pose le problème de la désignation de soi mais aussi de l’adversaire, qui est devenu lui aussi très difficile à nommer. « Sarkozy » a beaucoup servi depuis cinq ans de grand Autre contre lequel il était possible de se définir. Et en même temps, il est clair que « Sarkozy » n’est pas Sarkozy. Ce sont par exemple les mille dispositifs mis en place aux guichets des préfectures pour sélectionner et traquer les étrangers, c’est l’activation de toute une série de procédures créant ce problème… « Sarkozy » est le nom d’un problème. 

Pour continuer à parler de mots qui viennent tout à coup au cœur du débat public comme « indignation » ou « émancipation », la notion d’égalité est aussi très revisitée. Jacques Savadian, Pierre Rosanvallon ont écrit des livres là-dessus. C’est une notion que vous avez aussi beaucoup investi, Jacques Rancière…

JR : S’il y a une chose que j’ai le sentiment d’avoir contribué à faire entendre, c’est effectivement que l’égalité doit être une pré-supposition et non pas un but à atteindre. Penser autrement l’égalité, c’est d’abord sortir des débats entre égalité et liberté, des questions visant à opposer l’une à l’autre sur le mode si tout le monde est à égalité, on menace la liberté… Là ou l’une n’est pas l’autre n’est pas non plus. Ni l’égalité ni la liberté n’existaient dans la Tunisie de Ben Ali. L’égalité n’est pas quelque chose qu’on veut mais qu’on pratique. Et c’est important aujourd’hui de renommer le système dans lequel on vit, qui est souvent stigmatisé comme le règne de la démocratie de masse mais qui reste foncièrement inégalitaire. Nous sommes tous ici dans les 99% face à une toute petite minorité qui fait ce qu’elle veut avec les richesses du monde, les capacités des individus, leur travail, leur vie. C’est par exemple important de ramener le signifiant inégalité là où on voudrait imposer le signifiant crise. 

Vous ne pensez que le mot « crise » est approprié pour décrire par exemple les dysfonctionnements du capitalisme financier ?

JR : C’est un mot médical. Qui dit crise appelle un médecin. Et c’est une façon de ramener de l’inégalité, d’en appeler à un spécialiste, un homme qualifié qui pourrait nous sauver de la crise. Un des enjeux de la prochaine élection présidentielle tourne par exemple autour de cette idée qu’il faudrait avant tout élire la personne qui saurait nous sortir de la crise… Je suis très frappé que tout problème se dise aujourd’hui comme « crise » : crise de la démocratie, crise écologique, crise financière, crise climatique… Tout est crise ! Ça fait partie d’une vision pathologique de tous les problèmes qui interdit la contestation, qui appelle plutôt une figure de sauveur au nom d’un savoir supposé sur comment soigner la crise. Par ailleurs, ce savoir est tout à fait absent chez les gens prétendant le détenir. Ce n’est pas qu’on est simplement contre les savants et les élites. Mais nos savants ne savent rien et nos élites sont nulles. C’est important de partir de ça (rires). On a vu il y a trois ans lors du grand effondrement financier l’absence totale de contre-modèle que les forces capitalistes auraient pu opposer à la crise. On sait en gros que gouvernements et financiers peuvent seulement s’accorder à faire payer leurs dysfonctionnements à ceux qui en souffrent : les individus, les travailleurs, les 99%. La question centrale reste celle du monopole du pouvoir sur la vie détenu par un petit groupe d’humains aujourd’hui. 

MPB : Si j’essayais de sauver quelque chose de cette notion en effet très chargée de « crise », c’est en ce qu’il lui arrive de nommer l’impensable d’une différence. Dans un certain nombre des débats contemporains, des personnes se sont trouvées en butte à des problèmes que les autres ne pouvaient pas percevoir. D’où la limite des slogans du type  de ces slogans « Nous sommes tous des réfugiés, ou des prisonniers, ou des clandestins ». Ce n’est pas la même chose d’être en prison ou en dehors, d’être séropositif ou séronégatif, ce n’est pas la même chose de réagir en homme ou en femme. J’ai d’ailleurs été très frappé par L’Appolonide de Bertrand Bonello. Parce que peu de films m’ont mis à ce point en face de mon regard masculin.  C’est ce type de différences-là qui obligent à penser. Les combats pour l’égalité sont d’autant plus tranchants qu’ils s’enracinent dans la conscience que nous ne sommes pas à la même place. Ce n’est pas une nouveauté, les combats pour les droits civiques dans les années 60 étaient articulés de cette façon. Ce n’était pas la même chose de revendiquer l’égalité comme Noir ou comme Blanc. J’ajouterais donc à ce motif de l’égalité celui des lieux critiques, critique étant l’adjectif correspondant à crise, dans lesquels l’incomparable d’une différence se manifeste et devient un enjeu. 

Vous avez contribué récemment à un livre, Mathieu Potte-Bonneville, qui s’intitule « Le moment philosophique des années 60 », moment très dense avec un paysage intellectuel impressionnant. Comment qualifieriez-vous le moment philosophique des années 2000 ?

MPB : Il y a des motifs qui émergent. Je prendrais deux exemples. Premièrement, on assiste à un certain débordement de l’opposition entre nature et société telle qu’elle avait structuré la compréhension sociale depuis longtemps au profit soit d’un naturalisme généralisé, dans la filiation de Spinoza, soit d’une mise en cause entière de ce partage, par exemple chez Sloterdjik ou  chez Latour. Transformation ambiguë : elle peut donner des choses très libératrices, comme par exemple les travaux de Donna Haraway sur le cyborg ou sur la façon de faire se croiser la question du droit des femmes, du droit des animaux… Et en même temps il faut veiller à ce que cela ne concoure pas à une naturalisation des rapports sociaux, à renforcer l’idée que nous ne vivons plus dans l’histoire mais d’une certaine manière dans la nature. Parallèlement, les lois du marché sont redevenues une loi naturelle, se sont émancipées de l’histoire, et c’est quand même embarrassant. Seconde chose frappante : le retour d’une problématique éthique – et je sais que le mot ne plaît pas beaucoup à Jacques Rancière (rires). Cela peut donner lieu à un retour du normatif : on veut des principes, des règles, des figures du bien… Ça peut donner des choses plus intéressantes, comme dans le livre de Valérie Gérard, L’expérience morale hors de soi. Elle y affirme qu’être un sujet moral ne s’invente pas de l’intérieur de la personne, mais devient possible en relation étroite avec le contexte politique dans lequel on se trouve pris. Il y a des contextes politiques où les dilemmes sont de faux dilemmes, où on est renvoyé du pire au pire et où tout choix moral devient impossible.

Quel type de régime politique par exemple ?

MPB : Ses références sont Simone Weil et Hannah Arendt. Elle explique que la stratégie des pouvoirs totalitaires est de placer les individus dans des dilemmes qui ont l’air moraux mais ne le sont pas. C’est le choix de Sophie : lequel de vos deux enfants voulez-vous sacrifier ? On ne choisit pas entre la liberté et le sacrifice mais entre le sacrifice et le sacrifice. Dans une certaine mesure, cela pourrait être transposé à certains modes de gouvernement contemporains : les individus ont l’impression d’être devant un dilemme moral alors qu’ils sont pris dans une double contrainte qui leur interdit de se constituer comme sujet moral. Dans la réflexion écologique, le travail d’Emilie Hache m’intéresse aussi. Me frappe, la manière dont elle essaie de valoriser la figure du compromis moral, d’affirmer qu’il y aurait parfois plus de radicalité à être dans la négociation que dans la radicalité. Par delà ce qui pourrait sembler une position de repli, sur le mode « on ne peut plus investir de grandes alternatives, réfugions-nous dans le compromis », il y a là je crois l’invention de quelque chose d’intéressant.

Pourquoi auriez-vous un problème avec la notion d’éthique, Jacques Rancière ?

Le mot « éthique » peut tout valoir dire. Dans ma jeunesse, il n’existait pratiquement pas. Il désignait une discipline des études de philosophies étrangères, mais en France on parlait plutôt de morale. Ethique est arrivé depuis comme un mot un peu chic pour remplacer celui de « morale », devenu en effet plus très présentable. Il y a un moment où « éthique » s’est identifié à une anti-politique, chez Lyotard par exemple. La pensée de la catastrophe éthique a délogé la révolution comme point central de l’histoire contemporaine. J’ai réagi contre cette pensée de la catastrophe, contre la conjonction aussi entre la pensée de l’art moderne et celle de la Shoah. J’ai réagi aussi contre les conséquences politiques de cette pensée éthique, qui a fourni un appui à la lutte du bien contre le mal au moment de la première guerre du golfe par exemple. Mais je n’ai rien contre le fait qu’on dise qu’il faut de l’éthique. J’ai comme tout le monde l’idée que toute pensée et toute action doivent être gouvernées par des principes.

Vous avez écrit que ce sont les actions qui créent les rêves et non l’inverse…

JR : Oui, je crois qu’on peut le vérifier. On dit tout le temps qu’il n’y a pas d’action sans utopie, qu’il faut de l’utopie… Il faut mettre les choses à l’envers. On peut observer historiquement que les rêves ont été produits par des situations qui ont ouvert du possible. Ce n’est pas une utopie qui a créé 1789, 1830, mai 68, le mouvement des indignés. Il y a des moments d’accélération qui font que la forme même de ce qui est pensable et possible change. J’ai beaucoup travaillé sur les trois journées de 1830. Il y a des mesures gouvernementales, des gens qui descendent dans la rue contre ces mesures et quelque chose apparaît qui s’appelle le peuple. Un pouvoir s’effondre parce qu’il ne sait pas quoi faire devant cette chose et du coup se créent à partir de là des espérances qui se cristallisent sous forme d’associations ouvrières, de communautés utopiques… Ce sont toujours des actions qui déterminent ces transformations du possible qui se monnayent en utopie. 

Je crois, Mathieu, que vous aviez envie d’échanger autour de la notion d’éducation. Vous pensiez à quoi ?

MPB : Je pensais au triste état dans lequel l’école se trouve, mais je ne sais pas si à part une déploration conjointe on peut en dire quelque chose. Pour enchaîner avec ce qu’on disait sur l’utopie, le texte de Jacques Rancière, Le maître ignorant (1987), a été reçu pendant des années avec beaucoup d’embarras par les praticiens du système scolaire, sur le mode « Vous détruisez notre travail en expliquant qu’il n’y a pas à savoir pour enseigner, comment on va faire, votre méthode ne marche pas très bien… ».  Jacques Rancière a répondu cent fois que ce n’était pas le but. Il ne voulait pas devenir le prochain ministre de l’Education. De façon manifeste, Le maître ignorant visait à provoquer de la pensée et a produit ses effets. Reste que les institutions éducatives sont aujourd’hui dans un état terrible et il y a aussi à le penser. Ce n’est pas incompatible, c’est complémentaire : si pour une part, faire de la politique a consisté à la penser en-dehors des institutions (et Jacques Rancière y a contribué), la question est aussi aujourd’hui de savoir à quelles institutions nous tenons. Il y a deux ou trois diagnostics à poser : le système éducatif assume de moins en moins sa dimension de justice. Beaucoup moins d’enfants des classes moyennes accèdent aux grandes écoles qu’il y a trente ans. Il est devenu difficile de faire le travail normal d’enseignant. Je suis très frappé par la façon dont le pouvoir a cassé la transmission des savoirs d’enseignants à enseignants, concrètement la suppression des stages de formation est une catastrophe. Et simultanément il entend produire contrôles et repérages des enfants à risque dès la maternelle. Les analyses de Jacques Rancière sur la police au sens très étendu du terme sont là aussi précieuses. Un savoir policier au sens général se met en place là même où les savoir-faire sont eux brisés, mis en miette. Si, pour une part, faire de la politique a contribué à la penser en-dehors des institutions (et Jacques Rancière y a contribué) Il y a quelque chose à penser là-dessus qui renvoie à la question générale des institutions. Pour une part, faire de la politique a consisté à la penser en dehors des institutions. Pour une autre part, la question est aussi aujourd’hui celle des institutions. Est-ce qu’on en veut ou pas ? Est-ce qu’il suffit de dire que les choses se passent en dehors des institutions pour se sortir du problème ?

JR : Je me sens gêné pour porter des diagnostics sur l’école. Je partage l’idée de Mathieu Potte-Bonneville qui me semble être que l’école doit être conservatrice. La leçon de l’émancipation intellectuelle est qu’il s’agit d’emmener chacun à la manifestation de ses capacités. Mais ce n’est pas qu’il faut expérimenter tout le temps de nouvelles méthodes. Une conduite égalitaire de l’apprentissage des jeunes fonctionne mieux dans un univers où les repères sont clairs. Les gouvernements aiment bien mettre les enseignants dans un déséquilibre permanent. 

En prélude à cet entretien, Jacques Rancière, vous nous avez exprimé votre réticence à parler des primaires ou de la prochaine présidentielle. Pourquoi n’avez-vous pas envie d’en parler ?

JR :Je m’étais exprimé lors de la précédente présidentielle dans un grand quotidien. J’y ai expliqué que les élections présidentielles, censées être l’incarnation de la démocratie, étaient une invention monarchiste. Une présidence de la république telle que nous l’avons en France est une institution monarchique. S’il y a une chose à dire sur l’élection présidentielle, c’est que ce qu’on nous présente comme le moment fort de la démocratie est en fait le moment fort de la monarchisation de notre vie publique. Paradoxalement, on entend souvent dire qu’aujourd’hui plus personne ne croit à la politique sous cette forme-là. Je suis frappé au contraire par la persistance d’une certaine foi, qui fait que certains peuvent penser que François Hollande ou Martine Aubry pourraient transformer notre quotidien.

L’instauration de primaires ne vous apparaît pas comme un progrès vers plus de démocratie ?

JR : On peut dire que  deux millions et demi de personnes qui s’expriment, c’est mieux qu’un petit groupe de personnes qui décide. Même si malgré tout la décision se porte sur un petit groupe de dirigeants qui se sont auto-sélectionnés. Le progrès qui fait que désormais plus de gens participent au choix du candidat PS intervient au sein d’un système en contradiction avec l’idée même de démocratie. Si c’est un progrès, c’est un progrès dans le sens d’une démocratisation de l’anti-démocratie.

MPB : Moi j’ai trouvé ces primaires assez gaies. Moins dans les propositions qui étaient faites que dans la manière dont les gens en discutent. Je n’y vois pas forcément une foi générale dans la capacité des dirigeants à changer le quotidien, mais plutôt un goût de la discussion politique. J’aime la discussion politique, et il y en a eu davantage cette fois que par le passé. D’autre part, la discussion politique s’est émancipée, au moins pour un temps, de l’obsession anti-Sarkozy, qui a évidemment son motif mais aussi des effets d’obsession perturbants. A vrai dire, ce que j’ai trouvé le plus gai, c’est l’organisation des élections elles-mêmes. Quand je suis allé voter, j’ai été très séduit par le mélange de solennité et de bordel qui se manifestait dans les bureaux de vote.  Cette façon de mimer – tout en voulant faire autre chose mais sans complètement y arriver – les procédures d’une élection, m’a beaucoup plu. J’aime le bricolage institutionnel provisoire.

Recueilli par Jean-Marie Durand et Jean-Marc Lalanne


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