Écrit avec Pierre Zaoui.
Première publication : Critique 2003/12 (n°279)
Après L’ile déserte et autres textes, Deux régimes de fous vient clore la série de textes et d’entretiens de Gilles Deleuze, éditée par David Lapoujade. Au moins à un double égard, il faut en remercier l’éditeur. D’abord, pour la fidélité minutieuse de son travail de recollection et de transcription. Deleuze avait prévenu qu’après sa mort il n’y aurait pas d’inédits ni de « posthumes ». David Lapoujade s’y tient mais en rassemblant chronologiquement les articles, préfaces, interventions, dialogues, tables rondes, jusqu’aux textes les plus mineurs, jusqu’aux extraits épistolaires les plus énigmatiques (avec Dionys Mascolo), il offre bien davantage que cela — une vision synoptique de ce que fut l’engagement deleuzien auprès du monde comme auprès de ceux, vivants et morts mêlés, qu’il aimait ; pont peut-être essentiel pour mieux comprendre une philosophie rendue souvent insaisissable par une tension continue entre spéculation résolument métaphysique (produire l’ontologie de notre modernité) et militantisme revendiqué (pour l’art moderne, pour les cinéastes d’avant-garde, pour Mai 1968, pour les luttes des palestiniens ou des homosexuels, contre le capitalisme, contre la psychanalyse, etc). Or, ces deux volumes de textes et d’entretiens ont le mérite, non d’éclaircir, mais de rappeler dans un premier temps cette tension pour mieux, dans un second temps, en faire ressortir le caractère problématique. D’une part, en effet, 1972, année de la parution de L’Anti-Œdipe, semble séparer clairement les interventions de Deleuze en deux groupes opposés : avant, les articles d’histoire de la philosophie ou apparement éloignés de la question politique (sur les îles désertes, sur la série noire,…), après, les articles explicitement militants. Nietzsche disait qu’il existe des événements à la fois fondamentaux et imperceptibles qui « coupent l’histoire en deux » ; on ne peut que mesurer ici combien l’œuvre et la pensée de Deleuze furent profondément « coupées en deux » par la jonction d’au moins deux événements, l’un public, l’autre privé : Mai 1968 et sa rencontre avec Félix Guattari. Mais d’autre part cette longue chaîne d’articles et d’entretiens montre combien une même tonalité et un même ensemble d’éléments caractéristiques traversent et unifient rétrospectivement la pensée deleuzienne : en histoire de la philosophie comme en art et en politique, Deleuze semble avoir toujours pensé et écrit de la même façon, toujours en rapport et en adresse à des individus singuliers et non à des idéologies ou à des systèmes désincarnés, toujours pour louer, promouvoir et défendre l’œuvre sous la personne et jamais pour attaquer ou critiquer la personne à travers l’œuvre, toujours en recherche non des traits saillants mais des « petites lignes pures » spontanément imperceptibles d’une œuvre, d’un événement ou d’un mouvement, toujours encore dans l’horizon d’une relance de la pensée et non d’un jugement définitif censé clôre une question en définissant d’avance le programme de sa réponse. Comme si cette rupture fondamentale de 1972, loin de partager en deux son travail, ne faisait après coup que mieux relever son unité plus profonde : penser de manière non-comparative et non-exclusive l’élection amoureuse — en quoi et par quoi, quelque soit le domaine, est-on capable d’aimer, c’est-à-dire d’élire ?
Ensuite, il faut remercier David Lapoujade pour la sobriété et la justesse de ton de son édition qui se garde bien de s’approprier, par une périodisation explicite, une présentation thématique ou encore un appareil critique sans légèreté, la parole propre, ou plutôt les paroles, propres et impropres (à plusieurs), lumineuses et fuyantes, peut-être in fine irréductibles les unes aux autres, de Deleuze : paroles rares, ponctuelles, et paradoxalement autant en retenue qu’en fuite déjà vers autre chose. Comparées notamment à celles d’un Sartre ou d’un Foucault, ces « Dits et écrits » de Deleuze apparaissent en effet à la fois bien plus mineurs et bien plus éclatés, et il est bon d’avoir su préserver une telle apparence « pointilliste », minoritaire et secrète qui était déjà celle de son œuvre majeure : image floue et obscure à force de sembler par moment diaphane d’un philosophe entièrement voué à la philosophie en général (le moins « intellectuel », le moins spécialiste de quelque chose (fut-ce du monde en général), le plus innocent aussi à philosopher tous azymuths) mais pour mieux vouer la philosophie tout entière à la pensée de ce qu’elle n’est pas, de son dehors. En tout cas, on peut bien lire ces « interventions » deleuziennes face à ses pairs, à ses amis, ou à ses lecteurs anonymes, comme une vaste ode à la liberté de pensée, à la « prise de parole » comme disait Michel de Certeau à propos de Mai 1968. Comme si la condition même des interventions du philosophe hors de la philosophie et « dans le monde » était justement qu’il n’en ait plus la charge, n’en soit plus responsable, n’ait plus le devoir de s’y engager, totalement ou spécifiquement, mais seulement le droit d’y intervenir, l’enjeu n’étant plus de dire ce qu’est le monde ou comment y agir, mais comment apprendre à le voir et à l’aimer, malgré sa cruauté, sa vanité, sa bêtise. Prise de parole donc, ou plutôt « prise de l’écriture », car la parole, on la prend inévitablement aux autres, tandis que l’écriture se prend à même ce que l’on voit et aime dans le réel, pour les autres mais tout en leur laissant toujours la liberté d’autres visions et d’autres amours; car, bien davantage que la parole, l’écriture ne saurait en fin de compte jamais s’autoriser ni du savoir, ni d’une responsabilité qui revient presque toujours à se donner trop d’importance — elle ne s’autorise que d’elle-même et de ceux à qui on s’adresse sans les obliger. « Deux questions sur la drogue » (II, 138-142) est à cet égard un texte exemplaire : là où la plupart des débats politiques sur les drogues apparaissent furieusement irréels tant ils font l’impasse sur la réalité même des drogués, Deleuze ne s’engage sur rien mais essaie de voir justement cette réalité, ce que produisent concrètement, perceptivement et comportementalement, les drogues sur les drogués, pour le meilleur et pour le pire, et de se demander s’il est possible de contourner le « tournant » vers le pire, tout en se gardant bien de répondre — c’est là l’affaire de chacun, pas du philosophe, dont le rôle se borne à quelques gestes simples : voir, affirmer, répéter, distinguer, aimer.
Pour approcher la question de ce qu’est une philosophie affirmative, peut-être faudrait-il partir de la manière curieuse qu’a Deleuze de compter. Parcourons les tables des matières : deux régimes de fous, deux genres d’ïles désertes, trois problèmes de groupe, trois cercles de Rivette, cinq propositions sur la psychanalyse dans le tome un (mais quatre propositions, pas les mêmes, dans le tome deux). Le décompte se démultiplie dans le corps de chacun des articles et jusque dans la disposition des paragraphes : Deleuze numérote fréquemment les moments de ses textes, les étapes de sa pensée (plus rarement, comme dans « Désir et plaisir », il leur attribue une lettre) ; de même il compte, a parte objecti, les lignes et les aspects des réalités qu’il décrit. « En second lieu, il y a des mouvements d’un tout autre type : courbes, sensibles, représentatifs, un bras qui s’arrondit, une tête qui se penche » (II, p.11) : on pressent ici un lien essentiel entre le temps du verbe et le nombre du lieu, entre la manière dont ce bras et cette tête entrent dans un décompte, « en second« , et la façon dont elles se donnent, « il y a« , sur le mode de la stricte apparition que n’inaugure aucune raison. C’est qu’avant d’être ordinale ou cardinale, avant d’induire l’homogénéité d’une mesure ou la verticale d’une hiérarchie, la numération est chez Deleuze disruptive, posant les réalités qu’elle compte dans l’espace d’une pure juxtaposition où chaque aspect, chaque ligne, chaque proposition ou fragment d’écriture insiste d’abord en soi, à part, n’acceptant de nouer avec les autres que cette relation chiffrée, laquelle ne promet ni n’appelle entre les éléments qu’elle lie aucune justification réciproque : liste, et non déduction. Deleuze, en un mot dont il faut souligner le préfixe, énumère, comme on évide ou on écarte ; l’énumération est chez lui travail de la déliaison. Ce, sans pourtant que l’horizon du système s’en trouve récusé : énumérer n’est pas fragmenter ; les paragraphes de Deleuze, au contraire des aphorismes nietzschéens, se suivent bel et bien, et les lignes qu’ils tracent se chevauchent, se complètent ; leur numérotation, donc, n’est pas de pur repérage, il y a continuité. Mais cette continuité, d’être seulement saisie par le décompte, n’exige pas de postuler d’unité plus foncière au-dessus, au-delà des éléments successivement nombrés : qu' »il y ait deux » lignes, ou trois, ne confère à ces lignes d’autre foyer que ce « il y a » vide, espace de répartition auquel elles s’identifient entièrement, qui se divise en elles et qu’elles comblent sans reste. En bref, derrière le goût de compter se laissent lire chez Deleuze les deux thèses qu’il emprunte à Bergson (II, 312-313) : celle d’une unité de la pensée qui soit comme un pont tendu entre les sauts de l’intuition, qui établisse leur continuité sans en atténuer l’irruption ; celle d’une multiplicité devenue substantive, d’un primordial étoilement des choses – deux, trois, quatre lignes qui ne s’adossent ni ne se soumettent à aucun point, à aucun plan.
Dire de la pensée de Deleuze qu’elle est affirmative, ce n’est donc ni en louer le caractère énergique, l’allure de philosophie à l’estomac, ni en déplorer le caractère irrationnel, ne proposant aucun argument, se soustrayant par là au jeu des objections. Ce serait plutôt en reconnaître le caractère classiquement évidentialiste, dans le privilège qu’elle donne à l’intervention ponctuelle de l’esprit attentif ; dans sa manière de ramener l’argumentation à une série d’actes discrets que le discours peut lier mais non remplacer, longues chaînes de raisons, mais dont chaque maillon compte ; dans sa méfiance, du même coup, pour toute espèce de formalisme, la computatio abstraite étant toujours suspecte d’introduire la distraction dans la pensée. A cet égard, notons-le au passage, Deleuze n’est pas moins étranger à la sémiotique structurale française qu’à la sémantique formelle issue de Frege et Russell : il porte certes une attention constante aux signes et aux régimes de signes – attention que font ressortir ces nouveaux recueils, traçant une ligne qui va de Proust et Raymond Roussel, en 1963 (I, p.238) aux écrits sur le cinéma, en passant par ces curieuses descriptions des « petits paquets de signes« , applicables à la guerre comme au capitalisme (II, p.13). Mais si tout est signe, chez Deleuze, c’est avant tout que rien n’est symbole, si l’on entend par là un ensemble défini d’éléments dont les relations latérales et transitives (rapports entre eux, rapports au monde) pourraient se voir définies in abstracto, gouvernées par un jeu de règles permettant à l’esprit de s’émanciper, dans ses opérations, de toute considération des contenus. Le signe deleuzien, au contraire, appelle la vigilance : par la coalescence qui s’y noue entre lui-même et ce qu’il désigne ; par sa dépendance à l’égard d’un régime toujours particulier, que l’esprit doit savoir discriminer et reconnaître ; par l’indistinction, finalement, entre l’événement et la règle, chaque signe induisant une interprétation singulière qui, si elle laisse espérer une « classification » (II, p.202) ne saurait s’achever en une axiomatique. D’un bout à l’autre demeure chez lui cette conviction que le sens est quelque chose à faire, plutôt qu’à dire ou à transmettre.
Dire que le sens relève d’un faire n’est toutefois qu’une moitié du vrai, et qui pourrait conduire à l’accusation d’arbitraire : dès lors que la pensée ne peut plus se subordonner à aucune norme rationnelle, n’est-elle pas conduite à accumuler les affirmations gratuites ? On tiendra une piste en remarquant que, lorsqu’il s’agit d’associer à la fabrication philosophique un critère qui en sélectionne les objets, en distribue l’intervention, Deleuze convoque presque toujours le cas des arts visuels. « Les concepts, il faut les fabriquer. Bien sûr, ça ne se fabrique pas comme ça. On ne se dit pas un jour, « tiens, je vais inventer tel concept », pas plus qu’un peintre ne se dit un jour « tiens, je vais faire un tableau comme ça » ou un cinéaste « tiens, je vais faire tel film ». Il faut qu’il y ait une nécessité » (II, p.292). Sans doute Deleuze ne cesse-t-il de réaffirmer l’autonomie de chaque pratique créatrice. Reste que pensée et peinture ne sont pas seulement analogue, côte-à-côte : « La peinture enflamme l’écriture » (II, 167). Lorsque Deleuze écrit : « si l’on ne croit pas avoir vu quelque chose de nouveau, ou avoir quelque chose de nouveau à dire, pourquoi écrirait-on, pourquoi peindrait-on ? » (II, p.200), la vision n’est pas seulement au peintre ce que le discours est au philosophe, mais bien ce que le philosophe doit apprendre du peintre, s’il veut éviter à la fois de « redire ce qui a déjà été dit ou fait mille fois, ou chercher du nouveau pour lui-même, pour le plaisir, à vide« . Autrement dit, il faut apprendre à voir ; c’est la vision qui oriente la production des concepts, doublant l’activité du philosophe d’une passivité ou d’une réceptivité essentielles. C’est elle qui, en définitive, confère au temps des verbes leur véritable dimension : Deleuze écrit toujours au présent de l’indicatif, « il y a », où le présent atteste d’un faire et d’un commencement, mais où l’indicatif s’autorise d’un voir, d’une vision sans laquelle, aux inventions du penseur, manquerait la griffe de la nécessité.
Aussi le compliment adressé à Foucault vaut tout autant pour Deleuze lui-même : « D’une certaine manière, il était un peu voyant. Ce qu’il voyait lui était proprement intolérable. C’était un voyant extraordinaire, la manière dont il voyait tout, dans le comique ou dans l’affreux. Il avait une puissance de voir qui était en rapport avec sa puissance d’écrire » (II, p.256). Deleuze aussi est un voyant : moins un prophète qu’un philosophe dont les créations valent à la hauteur de la passivité qui les traverse, de l’exposition qu’elles enveloppent à des événements survenant au-dehors, très loin, à peine. C’est peut-être dans les interventions consacrées aux palestiniens que cette dimension est la plus lisible. Par exemple, « grandeur de Yasser Arafat » (II, p.221). En un sens, ce texte est une fabulation : « comment le peuple palestinien a su résister et résiste. Comment de peuple lignagier il est devenu nation armée. Comment il s’est donné un organisme qui ne le resprésente pas simplement mais l’incarne, hors territoire et sans Etat : il y fallait un grand personnage historique qu’on dirait, d’un point de vue occidental, presque sorti de Shakespeare, et ce fut Arafat » (II, p.223). Dire qu’il y a là fabulation n’est pas remettre en cause rétrospectivement le jugement porté sur Arafat, mais pointer un régime d’écriture, où la description de la fabrique d’un peuple se soutient de la fabrication d’une figure politique, à laquelle concourt l’analogie théâtrale ; où le récit de ce qui s’est passé, scandé et relancé par l’usage du « comment« , paraît réeffectuer les événements qu’il narre. Or, la règle, le critère pour cette re-création de la palestine, c’est cette vision singulière, évoquée au passage et qui aujourd’hui semble crever l’article, du devenir promis par les massacres de Sabra et Chatila : « si la crise qui s’ensuit pour l’OLP avait pour résultat, à plus ou moins long terme, soit une intégration dans un Etat arabe, soit une dissolution dans l’intégrisme musulman, alors on pourrait dire que le peuple palestinien a effectivement disparu. Mais ce serait dans de telles conditions que le monde, les Etats-Unis et même Israël n’auraient pas fini de regretter les occasions perdues » (p.224). Ici, en 1984, Deleuze ne fictionne plus « comment » ce qui est vint à l’existence, mais dépeint ce qui pourra être ; il ne recrée plus l’unité présente d’un peuple, mais regarde sa dissipation possible, et ce qui s’ensuivrait. Chez Deleuze, penser, affirmer, c’est inventer ce qu' »il y a », en se réglant sur la vision de ce qui n’est pas encore.
Tout comme affirmer exige de s’extraire de toute espèce de négativité, voir n’est pas un acte solitaire ; il ne va jamais chez Deleuze sans écoute et écriture. Comme s’il ne pouvait pas ou s’interdisait même de « penser par lui-même » et plus encore pour lui-même. D’où sa générosité de pensée cent fois reconnue : la générosité se doit d’être d’un bloc, on donne tout ou on rompt de manière a-signifiante, sans bilan et sans justification, ou on attaque sur tous les fronts (notamment avec la psychanalyse), mais on ne peut pas donner sous condition ni se battre avec bienveillance.
A travers ces deux recueils, on est saisi par l’importance fondamentale de cette générosité sélective et de l’amitié complexe qui la conditionne. La quasi-totalité des interventions publiques de Deleuze n’apparaissent en effet ici que produites pour chanter des péans à ses amis (préfaces à Roger, à Donzelot, à Foucault,…), pour répondre à des commandes d’amis (Guattari en tête, mais aussi Chatelet, Sanbar, Lyotard, …), pour tenter de renouer les fils d’une amitié défaite (Foucault), pour prendre leur défense lors d’accusations jugées injustes (Negri, Schmid) ou encore par l’exigence aimante de leur offrir, à leur mort, un tombeau décent (Foucault et Guattari derechef). A rebours, quand Deleuze expose sa propre œuvre, dans des préfaces ou des entretiens, on le sent étonnament en réserve, comme ennuyé d’avance d’avoir à expliquer cette œuvre qu’on lui prête et qu’il revendique si peu, sinon sous le masque d’un « Gilles Deleuze » presque réduit à un nom commun.
Cette générosité apparaît ici si frappante, si constante, si hors du commun, qu’on en vient logiquement à se demander quelle pouvait bien être sa nature et sa raison. Car Deleuze n’est ni chrétien, ni grec : sa générosité n’est pas offerte à tous, paraît sans réciprocité et toujours en quête du dissemblable, sans surabondance tant Deleuze fait ici de ce rapport à l’autre un élément constitutif de sa propre pensée, s’appropriant sans cesse le sens de ceux dont il parle autant qu’il aide à le mettre au jour. Or, c’est sans doute sur ce dernier point qu’elle apparaît le plus paradoxalement généreuse : savoir affirmer sans cesse son manque de l’autre, son besoin de sa force, de sa vitalité, de sa vision, mais ce sans jamais exprimer la moindre demande, sans jamais enfermer l’ami dans les rêts d’une relation intangible. Contre toute anthropologie compte ici moins l’échange que la chose échangée. Etrange et secret vampirisme : je te prends ton sang mais je me targue aussi de t’apporter la vie éternelle. Ou étrange position d’amazone de l’amitié : on connaît l’admiration de Deleuze pour le Penthésilée de Kleist dans lequel l’armée des amazones surgit au milieu de celles des Grecs et des Troyens pour faire leur « cueillette d’hommes » et les couvrir de fleurs. Il faudrait donc pouvoir concevoir une amitié proprement philosophique (sans surplomb du philosophe sur l’ami ou de l’ami sur le philosophe) entendue comme don et comme prise indiscernables et donc sans dialectique — on ne saura plus jamais qui aide qui, qui est au service de qui, qui est le plus proche et qui est le plus lointain. Avec Blanchot, mais en bien plus multiple, Deleuze serait sans doute ainsi le premier penseur d’une telle sorte d’amitié moderne.
Mais il faut aller un peu plus loin tant l’essentiel ne se joue justement pas dans ce curieux rapport à l’autre (en désir mais sans demande, comme s’il fallait sans cesse le recréer pour l’aimer) mais bien dans ce rapport plus curieux encore aux idées des autres. Sur ce point, les signes ne manquent pas d’un tel amour sans surplomb mais aussi sans relation. La plupart de ses textes à cet égard sont parfaitement datés, c’est-à-dire sans suite et sans programme : il aime Spinoza, c’est l’auteur de « son cœur », il lui consacre deux livres, et on ne trouve aucun article sur Spinoza, sinon un particulièrement élogieux sur la lecture qu’en donne Gueroult (I, p. 202 sq.), bien que la sienne soit parfaitement aux antipodes (prenant pour centre les parties III et IV de l’Ethique et non les deux premières) ; il accepte d’intervenir dans les questions du voile islamique ou de la guerre du golfe (II, p. 336 et p. 351), mais pour offrir les textes les plus pauvres de ces deux recueils et ne jamais y revenir ; il critique très brutalement « le » système capitaliste mais pour le décrire dans les termes mêmes de sa philosophie : « Les lignes de subjectivation du capital-argent ne cessent d’émettre des embranchements, des obliques, des transversales, des subjectivités marginales, des lignes de territorialisation qui menacent leur plan » (II, p.16) ; il fait l’apologie de Sartre et déplore la « tristesse des générations sans maîtres » (« Il a été mon maître », I, p. 109), alors même que toute son œuvre peut être lue comme une tentative pour se défaire des maîtres et du fantasme de maîtrise ; etc. Or, généralement ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est bien cela : cette stratégie de l’évitement, aimer sans y toucher, intervenir sans s’engager, son Noli me tangere païen. Comment Deleuze peut-il ainsi se penser à la fois comme tributaire et comme indépendant de ce (et ceux) qu’il loue ou condamne ? Comment peut-il sembler si sensible aux seules idées incarnées, c’est-à-dire non posées mais en devenir dans un individu ou un agencement particulier, et finalement paraître si peu en charge de leur devenir effectif dans l’histoire, dans ce que le sens commun nomme « le réel » ?
En vérité, il semble que l’on se trompe totalement sur son compte quand on pose la question ainsi, tant toute sa philosophie de la répétition complexe s’expose ici au grand jour : on ne peut que se répéter mais plus la répétition est complexe plus elle produit de différences pures. De ce point de vue, on doit en effet remarquer que Deleuze n’abandonne rien, ni concepts ni objets de pensée, simplement par ce processus de répétition différenciante ils ne peuvent faire à chaque fois retour que sous des formes et des noms différents. Notamment, deleuze ne cesse d’être hanté d’une part par la question d’un rapport non-numérique et non-calendaire au temps d’autre part par la question d’une ontologie de la métamorphose et de l’univocité (sans Formes transcendantes ou transcendantales) propre à notre modernité (en art, en politique, en économie, partout les grandes formes catégoriales, figuratives, hiérarchiques moins disparaissent que s’affaissent) mais sa pensée ne va cesser de répéter différemment cette double question.
Dans les années 1960, il va répondre d’une part Durée créatrice (deux articles importants sur Bergson) et Devenir tragique (deux articles tout aussi importants sur Nietzsche), d’autre part synthèse passive de l’habitude (« Hume » et Bergson derechef) et « méthode de dramatisation », c’est-à-dire méthode de courbure et de différenciation permanente des idées relevant davantage d’un platonisme hérétique que renversé (voir sa justement célèbre intervention devant la société française de philosophie). Il cherche alors ses modèles concrets autour du théâtre moderne, de la biologie moderne (sur G. Simondon) et du calcul différentiel, du stoïcisme, de la littérature (Proust), du masochisme (et plus généralement de l’inconscient psychanalytique).
Dans les années 1970, les mots et les modèles changent mais ils continuent à répondre aux mêmes deux problèmes. Deleuze va penser alors autour des processus économiques et monétaires, des luttes des peuples et des minorités, d’une littérature plus mineure (Kafka), et va répondre d’une part ligne de fuite, flux décodé, déterritorialisation, d’autre part machines désirantes et corps sans organes, puis agencements, dispositifs et multiplicités. On voit bien ici qu’il n’a en rien renié ses anciennes amours, simplement elles réapparaissent sous d’autres formes : c’est une lecture nietzschéo-bergsonienne du capitalisme qui succède à une lecture déjà minoritaire et nomade de Bergson, Nietzsche, Masoch. Quant à la psychanalyse, il souligne si fortement et avec tant de virulence (voir, par exemple, ses jouissivement injustes « Quatre propositions sur la psychanalyse », II, p. 72 sq.) sa rupture avec elle (sauf sur l’essentiel, le postulat d’un inconscient, certes machinique et non plus théâtral, mais conservant au final ses traits structuraux de flux et de coupure) qu’on pense spontanément à un nouvel usage de son ancienne « méthode de dramatisation ».
Enfin, passé Mille Plateaux1(980), Deleuze va s’attaquer de front, mais toujours avec Bergson, au Cinéma, à la peinture (Bacon), un peu plus marginalement à la musique et encore à la littérature. C’est pourtant au croisement de ces deux derniers objets de pensée qu’il renouvelle le plus intensément sa réponse conceptuelle à ses deux problèmes initiaux : dramatisation et schizo-analyse deviennent en effet « modulation » et « élargissement de la perception ». « Elargir de la perception, telle est la finalité de l’art » (II, p. 276) ; « C’est peut-être là le secret de la modulation : la manière dont elle trace une ligne toujours bifurcante et brisée, rythmique, comme une nouvelle dimension capable de fondre harmonie et mélodie » (II, p. 346). Or, on a peut-être bien là la clef de notre question initiale sur l’amitié et la générosité proprement deleuziennes. Qu’est-ce qu’aimer une idée ? C’est élargir ce qu’on perçoit de l’autre, en l’autre, jusqu’à le trahir mais pour mieux le retrouver ailleurs et pour mieux au final l’avoir enrichi de cet ailleurs. Toujours un art des surfaces et des distances. Et qu’est-ce qu’être généreux en idées ? Moduler, « fondre harmonie et mélodie », c’est-à-dire, aussi loin que nous croyons le comprendre, insérer le rapport vertical à l’autre dans sa propre horizontalité, dans son propre flux mélodique, et simultanément projeter son propre style dans une autre dimension où elle se fond avec l’autre. Toujours un art des multiplicités et des fusions. Dans les deux cas, on s’en doutera, arts « difficiles autant que rares ». Que la perception s’élargisse trop (qu’il y ait trop d’amours dispersées), que l’harmonie se dissolve dans la mélodie (qu’il y ait moins de générosité, de don au dissemblable), et on devient aveugle tant on perd de vue toute singularité concrète, et on tombe dans la rengaine, la petite ritournelle privée : Deleuze lui-même n’y échappe pas toujours, notamment dans ses préfaces aux éditions étrangères. Qu’au contraire la perception s’enfonce en elle-même au lieu de s’élargir (qu’il y ait torp d’amour pour un seul), que la mélodie s’éclate dans l’harmonique (que le thème se dissolve dans son renvoi), et on ne peut plus rien actualiser, l’intempestif se perd dans l’intemporel et on devient sans prise sur l’époque, les autres, soi-même : là encore, Deleuze n’y échappe pas toujours, notamment dans une certaine tristesse sur-humaine, tristesse du monde et de l’époque, qui semble hanter certains textes de la fin.
Tout l’art de Deleuze consiste ainsi à tenir l’élargissement et la modulation justes entre amitié et générosité, distance et fusion ; en atteste de manière exemplaire, et jusque dans ses silences, sa relation avec Foucault. La trajectoire des deux volumes dessinent une sorte de comptine très simple, l’un des deux tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste… D’abord, Deleuze et Foucault parlent ensemble (dans l’Arc, en 1972), militent ensemble (au Groupe Information Prison). Ensuite, Deleuze parle sans Foucault, milite sans lui, lui fait un signe qui restera sans réponse en 1977, lors de la parution de La Volonté de savoir (II, p.112). Enfin, Deleuze parle de Foucault, après sa mort, en trois textes au moins où, chaque fois, le présent d’éternité qui sied à la philosophie semble creusé par l’imparfait, où Deleuze s’acquitte avec délicatesse de la tâche dévolue à celui qui reste : faire glisser le temps de la rencontre dans l’espace du système, mais rendre l’absence sensible sous l’ordre des raisons. « J’ai eu le sentiment, mais sans aucune tristesse, qu’il avait moins besoin de moi que finalement moi de lui » (II, 262) : sur ce fond, le biographe lira la trace d’une relation mise à mal par les circonstances, l’universitaire cherchera les écarts théoriques qui, du départ, promettaient à cette amitié un avenir difficile. L’un et l’autre auront raison – et tort, tant la question ici posée ne saurait être rabattue sur la sphère de l’intime sans introduire dans la lecture le soupçon d’un secret, d’un aveu ; tant, d’autre part, cette amitié ne paraît pas s’être construite, au plan intellectuel, malgré les divergences patentes, mais à travers elles, s’enracinant en somme dans ce qui la rendait difficile. « Eviter, recommandait Deleuze, la double indignité du savant et du familier » : face à deux amis, éviter de s’immiscer où l’on n’est pas convié ; face à deux philosophes, éviter de projeter les différences dans un espace comparatif entièrement abstrait qui en manque et l’effet, et la nécessité. Mais que reste-t-il, alors, à dire de cette amitié philosophique ?
D’abord ceci : si l’amitié est bien, pour reprendre une notion que Deleuze emprunte à Hume, une relation externe, saisissant du dehors ceux qu’il vient rapprocher, c’est aussi du dehors que montent les événements séparateurs, quand bien même ceux-ci se monnayent par après dans les consciences en opinions discordantes, agacements réciproques, malentendus, etc. Deux documents, ici, en attestent : le libelle que Deleuze consacre aux nouveaux philosophes (II, p.127), l’intervention qu’il co-écrit avec Guattari lors l’extradition de Klaus Croissant (II, p.135). Textes qui jetèrent un froid : D.Eribon explique la distance entre les deux hommes par leur désaccord quant au type de soutien à apporter, en 1977, à Me Croissant, alors avocat des Brigades rouges réfugié en France – soutien étayé sur le seul principe juridique du droit à la défense pour Foucault, soutien articulé chez Deleuze à une lecture politique du régime ouest-allemand, et susceptible de passer pour une défense implicite du terrorisme. La même année, le texte deleuzien éreintant la « nullité » des nouveaux philosophes croise d’étrange façon l’interview que Foucault accorde à Bernard-Henri Lévy, ou sa recension élogieuse d’André Glucksmann (Dits et écrits, III, textes n°200 et 204). Mais ce qui frappe surtout, c’est la façon dont Deleuze repère sous ces événements autant de processus montant à la surface, émergences dont ces « affaires » sont tout au plus les jets de vapeur : au-delà des nouveaux philosophes, c’est une ordination de la pensée aux catégories du marketing et à la segmentation du marché qui se fait jour ; à travers l’affaire Croissant, c’est l’exportation par la RFA d’un « modèle judiciaire, policier et informatif » dans le reste des pays européens (le texte s’intitule d’ailleurs » la pire manière de faire l’Europe« ). Face à cette double transformation, à cette double suture, la recherche d’une échappée prend chez l’un et l’autre des inflexions différentes : Foucault noue une brève alliance, sur fond d’anticommunisme, avec les nouveaux philosophes, là où Deleuze refuse « la nécessité d’un tel choix : ou bien marketing, ou bien vieille manière » ; Deleuze rappelle que « la question de la violence, et même du terrorisme, n’a pas cessé d’agiter le mouvement révolutionnaire et ouvrier » là où Foucault refuse de cautionner le passage à la violence. S’incarne en somme, dans les deux affaires, le dissentiment que Deleuze par ailleurs diagnostique : pour lui, la société fuit (« c’est un fluide ou même pire, un gaz« ), pour Foucault elle stratégise, c’est une architecture ; pour lui, donc, une extériorité est possible, elle doit être rejointe, cependant qu’il n’est chez Foucault de résistance qu’intérieure, tout au plus frontalière, dans un rapport qu’aucune rupture violente ne saurait dénouer. Désaccord, on le voit, ni exactement théorique, ni tout à fait circonstanciel, et surtout pas « d’opinion » : s’y laisse lire plutôt une différence de sensibilité, infiniment plus grave que toute opposition de principe si l’on admet avec Deleuze que la pensée est traversée d’affects, si l’on admet avec Foucault que la réflexion doit se plier au critère de l’intolérable. En ce sens, la bifurcation de leurs trajectoires respectives ne contredit pas leur philosophie : que le plus personnel s’entretisse d’histoire, que l’amitié elle-même soit une plaque sensible se vérifie plutôt par la manière dont cette amitié-ci aura dû endurer la construction européenne, les transformations du capitalisme et son investissement du champ intellectuel, le passage à la violence de l’extrême-gauche, le goulag, la montée en puissance des médias, et quelques phénomènes de moindre importance. Intimité de l’amitié ? Mais « ce que le délire brasse, ce sont les races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes, les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions » (II, p.25). On dirait aussi bien : les années 1980 ont commencé, entre deux amis, en 1977 ; il n’est pas sûr qu’elles soient closes.
On objectera peut-être que, dans cette séparation, s’avère surtout l’impuissance de telles doctrines à maintenir longtemps une intersubjectivité, leur mépris des conditions nécessaires à introduire, entre les penseurs, une communication véritable, en bref leurs tentations insulaires (« l’île déserte »…) dont la philosophie comme la politique seraient, depuis cette époque, à grand’peine sorties. En un sens, c’est tout à fait exact. Qu’il n’y ait à rechercher, au-delà des théories régionales, aucune forme de totalisation, ni à rêver en politique d’aucun système propre à faire valoir des revendications d’ensemble, forme même le thème du célèbre entretien où Foucault et Deleuze semblent pourtant parler « ensemble » : dans la théorie, « ça ne totalise pas, ça se multiplie » ; dans la politique, « nous n’avons pas à totaliser ce qui ne se totalise que du côté du pouvoir » (I, pp.291, 293). Deleuze et Foucault n’ont jamais parlé d’une seule voix que pour dire ceci : ériger les conditions d’une communication valable pour tous, c’est s’exposer à ne plus entendre personne ; à l’inverse, permettre aux gens de se faire entendre exige d’abord de briser les espaces où ces paroles trouveraient à se représenter, espaces conceptuellement stériles et politiquement neutralisés. Qu’il faille cesser, pourtant, de parler pour les autres ne signifie nullement que l’on doive cesser de parler avec eux, voire de parler d‘eux : l’absence d’un espace homogène appelle un tressage des paroles, segment après segment ; l’absence d’un code commun rend seulement urgente et difficile l’invention, dans sa propre langue et sa propre sensibilité, des ressources propres à restaurer une entente qui ne soit pas mutilée. En quoi l’empirisme de Deleuze, sa doctrine des relations externes, se complique d’un motif leibnizien, monadologique : si l’amitié est extérieure à ceux qu’elle lie, c’est pourtant de l’intérieur de soi, depuis son idiosyncrasie que l’on trouve à rejoindre l’autre. Tous les tombeaux que Deleuze consacre à Foucault en témoignent : à chaque fois, il paraît entrer en lui-même, user de son propre lexique (stratifications, plissements), abandonner toute référence à l’historicité au profit d’une géographie conceptuelle – et rejoindre par là, comme d’un bond, la manière dont, pour son propre compte, Foucault abandonne toute transcendance des concepts au profit de la seule immersion dans l’histoire.
Extériorité, intériorité : d’un côté la distance qui conditionne l’amitié, mais l’expose aussi à se distendre, à s’exténuer ; de l’autre la plongée en soi que l’amitié suscite et qui seule, à rebours, peut en conjurer l’effacement. De ce point de vue, le texte intitulé « Désir et plaisir » (II, pp.112 sq) est davantage qu’un témoignage intime, ou qu’une contribution théorique : c’est un morceau d’éthique en acte. Adressé par Deleuze à Foucault en 1977, au moment donc où leurs chemins divergeaient, au moment aussi où la parution de La Volonté de savoir suscitait chez son auteur une sorte de crise, cette série de notes est, si l’on veut, un « rapprochement », au double sens affectif et intellectuel que peut revêtir le terme : rapprocher des pensées, se rapprocher entre penseurs. Mais ce rapprochement n’a d’autre ressource, ni d’autre ressort que de dire une distance, et une modestie : « Certains problèmes se posent pour moi, qui ne se posent pas pour Michel, parce qu’ils sont d’avance résolus par ses recherches à lui. Inversement, pour m’encourager, je me dis que d’autres problèmes ne se posent pas pour moi, qui se posent pour lui par nécessité de ses thèses et sentiments » (II, p.118). Admirable et pudique tâtonnement le long d’une distance indissociablement conceptuelle et sensible, d’où monte et perdure l’amitié malgré et par-delà toute rupture, affirmant ainsi sa forme la plus haute, celle d’une amitié désintéressée à force d’être intéressante.
Pierre Zaoui, Mathieu Potte-Bonneville.