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Déchiffrer les lettres
Sur Daniel Heller-Roazen, Langues obscures - l’art des voleurs et des poètes.
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Première publication : Le Monde des livres, 6 avril 2017.

Ce sont six ballades de François Villon – peut-être onze, on ne sait trop. Rôdant à la lisière de son oeuvre, elles allongent sur l’histoire de la poésie française l’ombre portée de mots indéchiffrables – coquillars enruans à ruel… – dont on soupçonna longtemps qu’ils étaient empruntés au jargon des truands de son temps. De fait, on finit par retrouver les expressions employées par Villon dans les actes d’un procès médiéval où comparurent, justement, les membres d’une bande nommée les Coquillards, actes où le procureur relevait minutieusement le lexique secret dont se servaient crocheteurs de serrures, coupeurs de bourses ou meurtriers. Non seulement, donc, la vie de Villon a dressé au seuil de la littérature moderne la silhouette du poète bandit ; mais l’auteur de la Ballade des pendus, en usant de mots faits pour éviter la potence, a suggéré une profonde parenté entre deux manières de creuser dans la langue commune la cachette d’une autre, et dans la communauté des êtres parlants le cercle plus fermé de ceux qui se comprennent.

Se pourrait-il qu’un lien caché existe “qui fasse des vers une sorte de parler de bandits ou du jargon une variété de poésie ?” Cette hypothèse, Daniel Heller-Roazen, professeur à l’Université de Princeton, entreprend de l’étendre aux dimensions du monde – de l’Islande au Nigéria, à la Grèce ou à la Provence – et de l’histoire. Ne pas dire le nom de l’aimée à qui l’on dédie le poème, jeu d’adresse (en tous les sens du terme !) dont les troubadours étaient passés maîtres ; substituer, dans la poésie scandinave médiévale, à un mot sa périphrase, puis aux mots de cette dernière d’autres périphrases encore, en des enchâssements vertigineux dont l’Oulipo serait le lointain avatar ; remplacer, chez les prisonniers australiens, un mot par une expression rimée, mais de celle-ci tronquer la rime comme on avalerait une clé : au fil des chapitres et des mille manières dont les hommes ont tenté de ne pas se faire entendre, un fourmillement court sous la peau du langage. Par là, se dessinent des langues qu’on pourrait dire en réserve : langues réservées, traçant entre ceux qui les savent ou les ignorent l’épaisseur d’un silence ; langues réservant des contenus que l’on répute dangereux ou précieux, obscènes ou sacrés (car les dieux mêmes chez Homère ont leur jargon distinct de celui des hommes) ; langues réservoirs aussi, puisqu’elles enrichissent la prose commune d’ornements mystérieux, portent par leur opacité à s’attarder sur le langage lui-même, reconduisent le regard des choses vers les mots et invitent par contagion à suspecter la moindre assonance, la plus mince bizarrerie de dissimuler une intention voilée.

Les langues obscures, en bref, introduisent dans notre intimité avec le langage l’aiguillon d’un soupçon et d’une volonté de savoir. Ici s’esquisse en filigrane l’interrogation que le livre faufile sous les apparences d’une promenade érudite. D’une part, il se pourrait que ces usages périphériques ou parasites touchent au coeur de l’énigme de la langue : là où parler suppose d’oublier, chaque seconde, à quel point les mots que l’on emploie sont d’abord étranges, et demeurent impénétrables aux étrangers, les langues obscures rappellent qu’en matière d’expression, l’opacité est le revers du sens. D’autre part et surtout, entre les voleurs et les poètes qu’invoque le titre du livre, une autre corporation mal famée s’insinue : celle des linguistes et des savants. Leur ambition, sans doute, est de porter le mystère des langues à la lumière de la raison ; mais ils n’y mettraient pas un tel acharnement s’ils n’éprouvaient de plus troubles fascinations, au risque de se laisser déborder par leur propre désir de déchiffrement. La langue des voleurs suscite, dans l’Europe de l’âge classique, une épidémie de recherches aussi indignées que curieuses. Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique moderne, consacre des dizaines de cahiers à la poésie romaine archaïque, genre qu’il croit “tapissé d’anagrammes” et qui l’amène à fantasmer une tradition secrètement transmise, de poète en poète, des Véda à Rabelais… Dans son effort pour dérober ses secrets au langage, peut-être la linguistique doit-elle aussi, pour devenir science, refouler la tentation d’imaginer sous la surface limpide des langues les plus sombres échos d’une conspiration poétique. Un peu voleur, un peu poète : il n’est pas exclu que, dans une langue secrète, le sage professeur de littérature comparée Daniel Heller-Roazen ait fait ici son autoportrait.

Mathieu Potte-Bonneville

Daniel Heller-Roazen, Langues obscures – l’art des voleurs et des poètes, Seuil, Librairie du XXIe siècle, 2017.


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