menu Menu
Sauver le monde
Immanence, disparition, croyance chez Deleuze et Foucault.
Posted in Autour de Foucault, Vidéos 50 min read
Le procès de la fiction (vidéo) Previous Recommencer (vidéo) Next

Conférence prononcée dans le cadre de la journée d’études « La Mort de soi – de Lacan à Foucault », Ecole Lacanienne de Psychanalyse, Paris, 14 juin 2008.

« Salut. »

C’est cette expression qui m’est venue lorsque Jean Allouch m’a invité à cette journée, sur la base d’une intervention devenue un chapitre du livre que nous avons co-écrit avec Philippe Artières, chapitre dans lequel je tentais d’élucider la présence d’un motif commun chez Deleuze et Foucault : celui de la disparition, non comme fatalité, comme catastrophe ou comme horizon à venir, mais comme tâche actuelle, comme élément d’une éthique : « écrire pour n’avoir plus de visage », « devenir-imperceptible ». Suite à une lecture à la fois (et comme toujours) précise et précieuse, J.Allouch m’avait indiqué de manière un peu énigmatique qu’il y avait là, autour de cette affaire de disparition, la question suspendue d’un « point de croyance » différent chez l’un et l’autre, différent peut-être de ce qu’il est chez Lacan, sur le fond d’une problématique commune à tous, liant le mouvement même de la vie à la résistance contre l’obligation d’apparaître tel qu’en soi-même (c’est-à-dire, au fond, de « paraître », la mort signant en un sens la parution ou la comparution du sujet, plutôt que sa disparition). Je crus comprendre, à ce qu’il me disait, que la question à laquelle il m’invitait à réfléchir pourrait être la suivante : « à quoi faut-il croire pour consentir à disparaître, voire s’y hâter ? », ou réciproquement : « quelle croyance s’agit-il, en s’effaçant, de renforcer ou de faire naître ? ».

C’est à ce point de mes ruminations que m’est venue cette simple formule : « salut ». Formule dont je remarque qu’elle articule ou qu’elle superpose deux gestes, au ras de nos échanges familiers et quotidiens :

  • geste de la promesse ou du voeu (ce n’est pas rien, dans nos sociétés laïques, que de souhaiter le salut, comme une marque ou une cicatrice du sacré, au seuil de chaque échange)
  • geste de prendre congé, de s’excepter de la relation, le même terme disant alors à la fois l’adresse à l’autre (vocatif) et le repli sur soi.

Curieuse articulation du geste de sauver et de se sauver, d’engager sa foi dans la relation tout en se retirant de celle-ci (un peu à la manière de cette remarque mélancolique que De Quincey met dans la bouche de Kant : lorsqu’un serveur vous dit « j’arrive », c’est qu’il s’en va…).

On ne se hâtera pas, pour autant, de rabattre l’ambiguïté de cette formule sur le jeu d’une contradiction ou d’une dénégation, et de contourner la coïncidence ou le télescopage qui s’y noue`; Certaines formules de politesse sont une manière pour le sujet, au moment même où il s’absente, d’assurer auprès de l’autre sa présence maintenue, sous la forme d’une recommandation voire d’une sorte de magistère : cf la formule qui clôt les lettres de Platon (« puissiez-vous bien vous comporter ! » Manière de dire : je ne suis pas là, mais je veille ! ). Ou encore, de rétribuer le tort causé symboliquement par son absence en assurant l’autre de son dévouement (« bien à vous »). « Salut » a ceci de particulier que la formule assure, non la présence de soi auprès de l’autre par-delà son éloignement, mais la présence, ou la survivance, ou la rédemption, ou la résurrection de l’autre dans et par la manière dont on s’absente. Comment comprendre ce geste curieux ?

On pourrait poser la question autrement : de quoi, ou de qui, s’agit-il d’assurer le salut lorsqu’on salue ? Cela est parfois précisé (salut de soi : « je vous salue Marie »…, salut de l’autre : « salut à toi ! »), et parfois non : salut. L’intérêt de cette forme « intransitive » tient à ce qu’elle demeure muette quant à l’objet et au sujet de ce salut ; ou plutôt, elle lie le salut à l’effacement de ses coordonnées objectives et subjectives, dans la répétition d’une formule rituelle anonyme et dont l’adresse demeure indéterminée.

Hypothèse. Ce qu’il s’agirait par là de sauver en s‘éclipsant, on pourrait nommer cela : le monde, tout le monde. 

  • Le monde au sens où il ne s’authentifie, en un sens, que de mon absence (le monde, c’est ce qui, par différence avec les objets que je perçois et qui sont toujours partiels, se tient là où je ne suis pas, et continue d’être lorsque je ferme les yeux)
  • Le monde en tant qu’il est, et doit être pour cette raison même, l’objet d’une croyance ou d’une foi plutôt que d’une connaissance (puisqu’il se définit par son excès vis-à-vis de ma puissance actuelle de connaître).

Il y aurait donc, dans le moindre salut, l’affirmation non seulement du souhait que le monde survive à ma disparition, mais de l’idée que le monde ne peut commencer qu’avec ma disparition. « Salut » : « je me sauve, je dois sauver le monde ».

« De quoi, ou de qui, s’agit-il d’assurer le salut lorsqu’on salue ? « 

Revenons alors aux deux auteurs que j’ai initialement évoqués, et que je vais tâcher de suivre : lire chez eux la présence d’une sorte d’éthique de la disparition, ce n’est pas forcément les soupçonner d’une sorte de tentation un peu narcissique, tentation procédant du désir de se survivre dans l’effacement de toutes les figures ou de toutes les places auxquelles on pourrait être assigné (« je ne suis pas celle que vous croyez ») ; mais bien davantage se demander comment ils comptent sauver le monde en s’en retirant – ou pour le dire en termes moins métaphoriques : comment l’effacement du sujet est chez l’un et l’autre, et à rebours de toute la philosophie moderne depuis Kant, la condition de l’expérience du monde, voire de la signification pratique (éthico-politique) qu’une telle expérience peut recevoir.

Immanence

Ainsi posée, la question n’est certes pas nouvelle. Qu’il y ait un lien entre le consentement à disparaître et l’ambition de sauver le monde, c’est une affaire très ancienne, tant religieuse que philosophique : cela s’appelle la logique du sacrifice – je me sacrifie pour ce monde dont je ne ferai pas partie mais qui, pour cette raison précisément, se portera mieux et dont la pérennité même, la paix retrouvée, le royaume des cieux descendu sur terre, etc, assureront, mieux que mon existence ephémère ne pourrait le faire, la persistance de ma présence. Je troque, en d’autres termes, ma présence au monde contre la présence du monde – mais « je me sauve », par là-même, aux deux sens du terme : je retourne au néant et je conquiers mon salut. (On sait l’importance et la virulence de cette logique, qui n’a rien d’abstrait, mais construit et organise une part de notre horizon politique, ou théologico-politique contemporain : depuis la généralisation du kamikaze comme arme imparable, jusqu’à la profonde homologie qui unit, selon Naomi Klein, l’action politico-économique des néo-conservateurs américains et leur foi profonde dans le livre des révélations, cad dans la proximité de l’apocalypse et dans l’urgence de contribuer à son advenue pour rédimer ce monde-ci).

Il revient à Nietzsche (référence commune à nos deux auteurs, Foucault et Deleuze, quoique sous des modalités très différentes), d’avoir, non seulement mis en question radicalement ce motif (en affirmant que « le martyre est une objection contre la vérité »), mais élucidé plusieurs éléments importants de cette dynamique sacrificielle :

  • La façon dont elle travaille souterrainement, non seulement la religion et les « idéaux ascétiques », mais tout autant la philosophie, ou cette part de la philosophie qui a fini par se confondre avec la prêtrise à force de devoir en emprunter le masque.
  • La façon dont elle présuppose tout un système de conditions :

D’abord, l’idée que si le monde doit être sauvé, c’est fondamentalement de lui-même, autrement dit que ce qui menace ou défait l’intégrité ou la pureté du monde tient à son essence même : sauver le monde, c’est le sauver de lui-même (le protéger de ses propres tendances ou tentations destructrices, remédier à son infirmité congénitale, racheter la faute dont il procède, etc)

Ensuite, l’idée qu’un tel salut ne saurait venir, du coup, que de l’affirmation et de la croyance en un autre monde, supérieur et extérieur à celui-ci – monde que notre sacrifice permettra de faire advenir, notre disparition unissant ou réunissant des plans jusqu’alors séparés (cf évidemment le motif de la Passion du Christ, mais tout autant celui du retour du prisonnier dans la caverne platonicienne, dont la mort signe la tentative de réconcilier le sensible et l’intelligible). La thèse fondamentale de Nietzsche à cet égard consistant à subordonner cette position d’un autre monde à l’incapacité de supporter celui-ci, de sorte que la croyance et la force qu’elle paraît conférer au sujet se soutient d’une secrète faiblesse, qu’elle précipite finalement sous la forme catastrophique d’un effondrement et de la foi en ce monde, et de la foi en l’autre, j’y reviens dans un instant ;

Avant cela, il faut souligner qu’à ce dédoublement du monde, fait écho un dédoublement du soi, comme condition et horizon de la décision sacrificielle : condition, parce qu’il faut bien qu’une part de soi échappe par principe à la vanité du monde pour percevoir la nécessité de se sacrifier pour lui (trace de l’innocence au c?ur même de la conscience pêcheresse, chez Pascal, par exemple ; réminiscence du ciel des idées chez Platon)  ; horizon, parce que ce dédoublement inaugural laisse espérer la subsistance, ou l’épiphanie, de cette part supérieure de soi une fois le sacrifice accompli. A la promesse d’un autre monde s’associe donc la promesse d’un autre soi – ce que Nietzsche traduit en soupçonnant, dans le premier cas, un dégoût du monde, dans le deuxième un dégoût de soi (ce qu’il appelle « le dégoût de l’homme »). C’est l’unité de ces deux dégoûts que Nietzsche décèle dans les derniers mots de Socrate (je dois un coq à Esculape), la vie comme maladie, élucidant l’idée selon laquelle « philosopher c’est apprendre à mourir ».

« à ce dédoublement du monde, fait écho un dédoublement du soi, comme condition et horizon de la décision sacrificielle« 

Sous de telles conditions, l’aspiration à sauver le monde ne peut que changer de sens : le consentement à se détruire pour le monde, se renverse en l’aspiration, au mieux à se sauver de lui (chez Platon, la formule du Théétète, « fuir d’ici bas au plus vite », fait directement pendant à l’amertume devant les échecs de réforme politique : oscillation entre sauver la cité et se sauver de la cité), au pire à le détruire pour soi, ou à le détruire en même temps que soi, c’est-à-dire à la politique de la terre brûlée. Nietzsche disait que c’est le manque de charité, et non la charité, des chrétiens qui les retenait de nous brûler ; on pourrait dire dans la même veine incendiaire qu’au c?ur de toute vocation à sauver le monde sommeille un petit Néron en puissance. Le devenir du nihilisme, tel que Nietzsche l’analyse, c’est peut-être essentiellement la démonstration de la manière dont l’aspiration au salut par le sacrifice, et le système de ses conditions, est riche d’une infinité de manières de mener le monde à sa destruction.

Dans cette perspective, ce dont il faudrait d‘abord et avant tout « sauver le monde », c’est de tout ceux qui prétendent vouloir faire son salut et se dévouer pour lui. Plus exactement, le rôle de la philosophie devrait être de rompre ses liens avec la prêtrise, et d’extirper d’elle-même tout le système de doubles ou de simulacres qui soutiennent l’ambition sacrificielle : lutter contre le dédoublement du monde, et le dédoublement du soi, qui ne servent qu’à nous convaincre qu’il n’y a de vie que dans ou à travers la mort. 

De là une triple critique, également virulente chez nos deux auteurs :

1. Critique ontologique du monde dédoublé et souffrant de lui-même, c’est-à-dire du monde en tant que celui-ci serait affecté d’un défaut ou d’une déficience fondamentale, telle qu’il ne pourrait recevoir de consistance ou de plénitude que d’autre chose. Cette dimension est au coeur de l’interprétation que Deleuze donne de l’éternel retour nietzschéen : affirmer l’éternel retour, c’est affirmer que la différence ou la dispersion du monde tel qu’il se donne immédiatement, n’est pas l’attente d’un état terminal vers lequel l’histoire devrait reconduire, ou l’absence d’un être absolument un que le sensible ne traduirait qu’imparfaitement – ni Hegel, ni Platon, ce monde n’a besoin d’aucun arrière-monde pour se soutenir et exister. 

Il est très frappant de voir cette même thématique à l’oeuvre chez Foucault, lorsque celui-ci discute du type d’unité, ou au contraire de discontinuité, que l’on doit admettre dans l’analyse historique. Toute l’Archéologie du savoir est ainsi le lieu d’une discussion sur le type de promesse dont la philosophie de l’histoire doit se soutenir, ou au contraire renoncer à se soutenir – autrement dit, sur la façon dont s’y superposent implicitement la question de l’histoire et celle du salut :

« Si l’histoire de la pensée pouvait demeurer le lieu des continuités ininterrompues, si elle nouait sans cesse des enchaînements que nulle analyse ne saurait défaire sans abstraction, si elle, tramait, tout autour de ce que les hommes disent et font, d’obscures synthèses qui anticipent sur lui, le préparent, et le conduisent indéfiniment vers son avenir, – elle serait pour la souveraineté de la conscience un motif privilégié. L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet ; la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef ».

La formule « la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu » indique assez combien le thème d’une histoire progressant vers son unité (mais vers une unité transcendant, par là même, ses manifestations actuelles) est solidaire de l’espérance d’une certaine permanence à soi du sujet, mais d’une permanence qui doit en passer par la mort ou la disparition, pour renaître sous la forme « de la conscience historique ».

2. La critique ontologique du dédoublement du monde conduit donc d’elle-même à une critique du dédoublement du sujet pour lequel il y a monde, sujet dont la dualité exige la disparition (« sacrifie-toi ! », et dans le même temps la conjure par la promesse de se survivre – sujet qui, parce qu’il est double, doit mourir à soi-même pour être véritablement et entièrement soi-même. Critique qu’on pourrait dire « anthropologique », et dans laquelle c’est cette fois Foucault qui donne le ton : des Mots et les choses à L’Archéologie du savoir, la critique de la subjectivité est toujours une critique du sujet comme double, ou de « l’homme et ses doubles » :

– Cf la thèse des Mots et les choses, suivant lequel la modernité opère un dédoublement fondamental de la figure de l’homme, en répétant dans le transcendantal (et du côté des conditions de la connaissance) ce qui est déjà donné dans l’empirique (du côté des objets de la connaissance). On ne l’a pas assez noté : la « mort de l’homme » annoncée dans les dernières pages de MC, c’est avant tout la mort de cet homme qui n’a cessé, depuis le 19e siècle, de mourir, mais de mourir pour perpétuellement renaître – ce qui est après tout la définition même du mouvement de la dialectique hégélienne.

– Cf encore la fameuse formule de Surveiller et punir, « l’âme, prison du corps », i.e. la thèse d’un dédoublement politique de la subjectivité, conduisant à l’idée selon laquelle l’enfermement du corps est rectification de l’âme, et ouvrant sur une ère politique d’instrumentalisation du sacrifice. Cf la façon dont le livre prend pour balise de l’achèvement de la formation du système carcéral, la date où un enfant de la colonie de Mettray agonisa en disant « Quel dommage d’avoir à quitter si tôt la colonie » (et Foucault conclut : « c’était la mort du premier saint pénitentiaire »).

« Toute l’Archéologie du savoir est ainsi le lieu d’une discussion sur le type de promesse dont la philosophie de l’histoire doit se soutenir« 

S’il fallait trouver un équivalent de cette critique précise de la subjectivité, du soi en tant qu’il doit mourir à lui-même pour survivre à lui-même, on la trouverait sans doute chez Deleuze, d’une part dans toute la critique des passions tristes, menée dans le prolongement de la lecture de Spinoza (cad de la critique de l’idée suivant laquelle la relation de soi à soi devrait nécessairement se nouer dans la forme de l’épreuve et de la mort), d’autre part dans la longue analyse des rapports du « je » et du « moi », que Deleuze initie à partir de la lecture de Kant, mais qu’il prolonge jusqu’à Mille plateaux, dans la réflexion sur les rapports que le sujet d’énoncé entretient avec le sujet d’énonciation :

« Le sujet de l’énoncé est devenu le répondant du sujet de l’énonciation, sous uen sorte d’écholalie réductrice (…). Il y a là une étrange invention : comme si le sujet dédoublé était, sous l’une de ses formes, cause des énoncés dont il fait lui-même partie sous l’autre de ses formes. C’est le paradoxe du législateur-sujet (…) : plus tu obéis aux énoncés dans la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’néoncaitin dans la réalité mentale, car finalement tu n’obéis qu’à toi-même, c’est à toi-même que tu obéis ! On a inventé une nouvelle forme d’esclavage, l’esclavage de soi-même… » (Mille Plateaux, p.162).

3. Ces deux critiques (critique ontologique du dédoublement du monde pour lequel on se sacrifie, critique anthropologique du sujet porté à se sacrifier) n’en restent pas à un plan purement spéculatif : elles ont pour contrepoint un refus assez viscéral, chez l’un et l’autre auteurs, de toute politique et de toute morale salvatrice, de toute prétention à vouloir sauver quiconque en se sacrifiant soi-même. C’est assez clair chez Foucault, au plan politique :

  • à travers son rejet de la rhétorique révolutionnaire, dès lors que celle-ci promet un autre monde que celui-ci (« à demain le bon sexe » dans La Volonté de savoir ; ou encore la formule qui résume selon F. la politique du PCF dans les années 60 : « pas ici, pas maintenant, pas toi »).
  • à travers la démonstration de la solidarité entre les intentions salvatrices et bienfaitrices du réformisme, et la reconduction des mécanismes disciplinaires contre lesquels ces intentions sont censées lutter (cf Surveiller et punir, sur la contemporanéité entre la naissance de la prison et sa critique)

De manière générale, cette double critique n’implique pas une position « quiétiste » ou en retrait vis-à-vis de l’engagement politique, mais revient à affirmer que l’engagement n’a de sens, et de chance, qu’à s’accompagner d’une critique extrêmement rigoureuse de toute posture sacrificielle et salvatrice – cf ses réticences à répondre à toute question du type « que faut-il faire pour la prison ? »

C’est tout aussi clair chez Deleuze, au plan éthique : l’éthique deleuzienne a deux piliers, qui sont le refus de tout engagement fondé sur la négation de soi (« n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant ») et sur la supposition qu’il serait possible de sauver les autres, c’est-à-dire d’interrompre leurs devenirs-propres pour leur substituer un projet ou un programme étrangers aux dynamismes qui les traversent (d’où la seule maxime impérative de l’éthique deleuzienne : essayer d’éviter aux gens de devenir des loques).

S’il fallait donc caractériser d’un seul mot l’ensemble de ces critiques, ce mot serait celui d’immanence : là où la logique du sacrifice noue la disparition du sujet et le salut du monde sous la condition d’une transcendance (c’est-à-dire d’un autre sujet et d’un autre monde qui exigent ensemble que l’on meure pour eux), la position de Deleuze comme celle de Foucault consiste à affirmer que cette transcendance est un leurre, un trompe l’oeil – qu’il n’y a d’abord rien d’autre que le monde, rien d’autre que des sujets, rien au-dessus ou au-delà « pour » lequel il faille vivre et qui, par là-même, exigerait pour nous de mourir.

Disparition

On pourrait donc dire que les pensées de Foucault et Deleuze sont ordonnées, de ce point de vue, autour d’un même mot d’ordre : « point de salut », sauf au sens ironique et redoublé selon lequel la seule tâche « salvatrice » à laquelle la philosophie puisse contribuer, consiste à sauver le monde de l’emprise de ceux qui, justement, veulent le sauver.

Cela veut-il dire, pour autant, que les repères qui organisent la question, ou le motif, du « salut » tel que j’ai tenté de le définir, aient totalement disparu ou perdu leur pertinence, dans une sorte de pensée « laïque » au sein de laquelle il ne s’agirait plus ni de se préoccuper du monde, ni de se soucier de disparaître, ni de nouer entre ces deux pôles quelque chose comme une croyance ? Il me semble au contraire que la force des pensées de Deleuze ou de Foucault tient à la façon dont elles prennent radicalement au sérieux ces questions, par-delà la critique sans concession de leur forme « sacrificielle » ou théologique.

1. D’abord, la question de savoir si quelque chose du monde a besoin d’être « sauvé » n’est pas entièrement épuisée par la critique nietzschéenne des arrière-mondes. C’est tout à fait clair chez Deleuze, dont l’?uvre est tout entière organisée à partir de la référence à Spinoza, autrement dit à un philosophe chez qui l’affirmation radicale de l’immanence s’articule à la préoccupation pour la béatitude, l’Ethique se donnant comme un livre dans lequel le naturalisme intégral ne se contente pas de rejeter dans l’illusion toutes les aspirations au salut, mais vaut en lui-même comme salut en acte, accès à une « certaine forme d’éternité », et manière de « conduire par la main jusqu’à la béatitude la plus suprême ». De quoi faut-il, alors, sauver le monde, si l’on ne croit pas à un autre ? Essentiellement, de la manière dont les dynamismes qui parcourent celui-ci tendent à être rabattus par les hommes sous l’autorité d’un jugement qui distribue, de part et d’autre d’une frontière axiologique, le Bien et le Mal, le Permis et le Défendu (ce que Deleuze appelle, par référence à Artaud, « en finir avec le jugement de Dieu »). Cette thématique traverse toute l’oeuvre de Deleuze : elle apparaît, dès Spinoza et le modèle de l’expression, à travers l’opposition entre la « vision éthique du monde » et la « vision morale du monde » : la première se fondant sur l’inséparation du monde avec lui-même (« aller jusqu’au bout de ce qu’on peut, telle est la tâche proprement éthique »), la deuxième fondée au contraire sur la superstition, « qui nous maintient séparés de notre puissance d’agir ». 

Autrement dit, chez Deleuze, la question n’est pas de savoir si le monde doit être sauvé, du point de vue d’un modèle supérieur et extérieur auquel il conviendrait de le ramener ; la question est plutôt de savoir comment le monde peut « se sauver », au sens d’une galopade ou d’une fuite, ou au sens où le lait « se sauve », c’est-à-dire déployer ses devenirs de telle sorte que ceux-ci échappent aux repères, aux « striages » ou aux « reterritorialisations » qui séparent la vie de sa puissance propre. Cf l’expression de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : « fuir comme un lavabo ».

« il n’y a d’abord rien d’autre que le monde, rien d’autre que des sujets, rien au-dessus ou au-delà « pour » lequel il faille vivre et qui, par là-même, exigerait pour nous de mourir« .

Chez Foucault, le motif « salvifique » est certes plus difficile à déceler (peut-être parce que Foucault, en bon familier des mystiques, auxquels il consacre de belles pages dans son étude de la gouvernementalité, considère que l’expérience du salut est précisément ce qui se situe à la frontière de ce que l’on peut dire). Il n’est pas pour autant intégralement absent : il hante, en particulier, l’un des plus beaux textes de Foucault, « La vie des hommes infâmes ». De quoi s’agit-il dans ce texte, et pourquoi le lier à la question du salut ?

  • Parce qu’à l’évidence, le projet de Foucault est d’y faire entendre, et d’y faire lire, la trace des vies happées par les mécanismes du pouvoir royal, puis retombées dans l’oubli de l’archive (« des vies réelles ont été jouées dans ces quelques phrases ; je ne veux pas dire par là qu’elles y ont été figurées, mais que, de fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été, pour une part au moins, décidés. Ces discours ont réellement croisé des vies : ces existences ont effectivement été risquées et perdues dans ces mots » (p.240). Il s’agit bel et bien de « sauver », au sens le plus simple et direct du mot (conserver, tenir intact) des traces vouées à être oubliées, et Foucault renoue ici avec la vocation fondamentale de l’historien, même s’il s’en défend en « surjouant » la désinvolture (« un herbier », « une petite manie qui s’est donnée son système ») ;
  • Mais parce qu’en même temps, il s’agit d’y contester l’idée selon laquelle il suffirait de les consigner dans un livre pour « sauver ces vies », comme si l’écrit suffisait à assurer la rédemption de l’histoire. Foucault le souligne : ces vies ont d’abord été perdues d’avoir été écrites, enregistrées, consignées sur les registres du pouvoir royal. Du coup, faire entendre ce qu’elles ont été et ce qui leur est arrivé, ne peut pas consister à redoubler simplement le geste de l’inscription en écrivant un livre à leur propos ; mais de trouver un régime d’écriture historienne qui laisse entrevoir le débordement de ces vies vis-à-vis du pouvoir qui prétendait s’emparer d’eux. Autrement dit, là aussi, l’ambition de « sauver le passé », propre peut-être à toute entreprise historienne, se trouve infléchie et tordue vers l’exigence de laisser le passé « se sauver », c’est-à-dire de ne pas en rabattre la dimension de dispersion et de hasard dans l’unité d’une analyse et d’une théorie qui viendrait en rendre raison.

« Des vies qui sont comme si elles n’avaient pas existé, des vies qui ne survivent que du heurt avec un pouvoir qui n’a voulu que les anéantir ou du moins les effacer, des vies qui ne nous reviennent que par l’effet de multiples hasards, voilà les infamies dont j’ai voulu rassembler ici quelques restes » (p.243).

Pour le dire autrement – et préparer le passage au point suivant : il ne s’agit pas de faire reparaître des vies disparues, mais de faire apparaître ce que leur apparition, a la surface de l’écriture, a suscité à la fois d’effacement et de retour (ou encore, pour reprendre un mot du passage qui est un mot important chez Foucault : faire apparaître ce qui « reste »).

L’ambition de « sauver le passé », propre peut-être à toute entreprise historienne, se trouve infléchie et tordue vers l’exigence de laisser le passé « se sauver »

Vous voyez donc que, par-delà la critique de toutes les entreprises prétendant sauver le monde, la question de savoir ce qui du monde requiert, pour exister, notre préoccupation ne cesse pas pour autant de se poser : elle se pose chez Deleuze à travers la question de savoir ce qui, des devenirs qui constituent le monde, peut être soutenu, relancé et prolongé ; elle se pose chez Foucault à travers la question de savoir ce qui, des événements discontinus du passé, peut être retenu et transmis (sans être rabattu pour autant dans la forme d’une continuité historique).

2. Or de telles entreprises semblent bel et bien supposer de rejouer, hors de toute vocation au sacrifice, le geste de l’effacement de soi ; le geste de la fuite, de l’échappée, de la disparition non seulement aux yeux du monde, mais d’abord et avant tout à ses propres yeux. On l’a dit tout à l’heure : la soumission du monde à un idéal supérieur, censé assurer son salut, a pour contrepoint la surélévation d’un sujet, d’autant plus voué à se nier ou à se sacrifier lui-même qu’il est assuré par là de se survivre. Du même coup, il n’est pas étonnant que se retrouvent, chez Deleuze et chez Foucault et dans une sorte de torsion de la posture sacrificielle, le geste d’un « salut », qui prend congé en renonçant d’abord et avant tout à toute maîtrise vis-à-vis du monde qu’il entend, par là, laisser le déborder et se déployer.

C’est ici que s’engrène l’éthique de la disparition dont j’ai tenté de rendre compte dans le chapitre qui a attiré l’attention de J.Allouch. Je ne vais pas me répéter (revenir sur les lieux du crime serait paradoxal, compte-tenu du sujet), simplement relever quelques-unes des conclusions de cette enquête, et insister sur ce qui concerne plus particulièrement notre question, i.e. le rapport entre l’effacement de soi et le salut du monde. Qu’il y ait chez Deleuze. comme chez Foucault, une « éthique de la disparition », cela se manifeste de multiples manières : dans leurs gestes éditoriaux (supprimer la préface de l’histoire de la folie pour écrire un texte où Foucault explique que l’auteur ne doit pas faire de préface ; faire disparaître, chez Deleuze, tous les « fonds de tiroir » qui auraient pu faire l’objet d’une publication posthume) ; dans leurs déclarations les plus explicites, relatives à la tâche d’écrire. Chez Foucault :

« – Eh quoi, vous imaginez-vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m’y serais obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment le parcours, où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n’aurai plus jamais à rencontrer. Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. »

Chez Deleuze (introduction de Mille Plateaux)  : « Nous avons écrit l’Anti-Oedipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d’habiles pseudonymes, pour nous rendre méconnaissables. Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement par habitude. Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour rendre imperceptible non pas nous-même, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser.« 

La fin de cette citation de Deleuze-Guattari est significative : elle suggère bien que l’auto-effacement n’est pas d’abord orienté vers un jeu sur l’identité (vers la constitution d’une figure d’auteur d’autant plus impérieuse qu’elle serait invisible ou inassignable – ce qu’on pourrait appeler l’effet-Pynchon, ou l’effet-Salinger), mais vers un rapport aux déterminations qui traversent les auteurs (« ce qui nous fait agir, éprouver ou penser »). Ce sont ces déterminations qu’il s’agit de « rendre imperceptibles », c’est-à-dire pas du tout de les gommer, en effaçant ce que le sujet écrivant doit au monde (on n’est pas chez Proust, qui affirmait qu’une oeuvre où le travail serait visible serait comme un cadeau sur lequel on n’aurait pas enlevé le prix). Au contraire, ces déterminations, il s’agit de les rendre à leur imperceptibilité, c’est-à-dire de les délivrer de la forme que les devenirs prennent lorsqu’ils se subordonnent à la figure synthétique et identique à soi d’une subjectivité régnant souverainement sur son texte. Autrement dit, le fait de « se rendre méconnaissable » a pour but d’interrompre ou de briser le jeu de miroir dans lequel se réfléchissent et se définissent l’un l’autre une certaine image de soi et une certaine image du monde, jeu dans lequel le monde n’est plus que vis-à-vis, la chambre d’échos ou le prétexte des préoccupations du soi – ce que D&G thématisent, dans le corps même du livre, à travers le couple « visage / paysage », en expliquant que la constitution d’un visage de l’homme a pour contrepoint la clôture ou la fixation d’un paysage, manière de perdre le monde en n’y reconnaissant plus que les affections du sujet : « ô ma petite ile déserte où je retrouve la Closerie des Lilas, o mon océan profond qui reflète le lac du Bois de Boulogne, o la petite phrase de Vinteuil qui me rappelle un doux moment ». Défaire le soi, défaire le visage, ce n’est donc pas se retirer d’un monde qui, pour cette raison même, nous exprimera davantage en devant tout à notre absence ; c’est au contraire nous libérer de la reconnaissance, y compris dans le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes : 

« Si l’homme a un destin, ce sera plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin, non pas par un retour à l’animalité (…) mais par des devenirs-animaux très spirituels (…) qui feront que des traits de visagéité même se soustraient enfin à l’organisation du visage, ne se laissent plus subsumer par le visage, taches de rousseur qui filent à l’horizon, cheveux emportés par le vent, yeux qu’on traverse au lieu de s’y regarder ou de les regarder dans le morne face-à-face des subjectivités signifiantes » (Mille Plateaux, p.209).

« se rendre méconnaissable » a pour but d’interrompre ou de briser le jeu de miroir dans lequel se réfléchissent et se définissent l’un l’autre une certaine image de soi et une certaine image du monde

Ce même lien entre effacement de soi et libération de l’immanence du monde, nous le retrouvons chez Michel Foucault. Très explicitement, chez le premier Foucault : dans la démarche archéologique, le projet d’une histoire affanchie de toute « surélévation transcendantale », a pour contrepoint la figure d’un sujet renonçant à lui-même, c’est-à-dire acceptant de laisser échapper le monde et le discours : 

« il pourrait se révéler finalement que l’archéologie, c’est le nom donné à une certaine part de la conjoncture théorique qui est celle d’aujourd’hui. (…) Et à vrai dire, ce n’est pas moi sans doute qui établirai la décision. J’accepte que mon discours s’efface comme la figure qui a pu le porter jusqu’ici » (L’Archéologie du savoir, p.271).

« pour l’instant, et sans que je puisse prévoir un terme, mon discours, loin de déterminer le lieu où il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui. » (p.267)

Remarque : il faudrait ici de très longs développements pour explorer ce motif, récurrent dans l’oeuvre, du « sol qui s’esquive », motif qui pour moi est fondamentalement structurant chez Foucault, dans la mesure où il situe le lieu ou le foyer de la critique en amont de l’intervention de la subjectivité elle-même, et où il situe le rapport du sujet à son discours sous la figure de la crise. Autrement dit, le sujet est sujet d’un discours qui l’érode et le déborde, sans que cette négation puisse se trouver « relever » dans un mouvement réflexif où le sujet trouverait à se réapproprier ce qui l’excède. Cf le mouvement repéré par Foucault à propos de Blanchot : « parvenu au bord de lui-même, il ne voit pas surgir la positivité qui le contredit, mais le vide dans lequel il va s’effacer ; et vers ce vide il doit aller, acceptant de se dénouer dans la rumeur, dans l’immédiate négation de ce qu’il dit, dans un silence qui n’est pas l’intimité d’un secret, mais le pur dehors où les mots se déroulent indéfiniment ».

Qu’on en retienne ici seulement ceci : l’art du « glissando » manifeste chez Foucault (i.e. la manière dont chaque livre où chaque cours de Foucault se présente comme un propos extrêmement structuré sur fond d’instabilité fondamentale) a à voir avec la manière dont le sujet consent à s’ouvrir à une inquiétude qui n’est pas d’abord la sienne propre, mais celle du contexte historique dans lequel il se trouve pris ; inquiétude qui, pour cette raison, le constitue et le destitue simultanément comme sujet, c’est-à-dire le transforme en sujet « problématique » (pour employer le vocabulaire des dernières oeuvres, où Foucault lie très fortement ce qu’il nomme « subjectivation » et « problématisation », affirmant que le sujet se constitue sur le fond de « points de problématisations »).

Une remarque. Ici, sans doute, il faudrait introduire une bifurcation, ou tout au moins un écart, entre les deux auteurs dont jusqu’ici nous avons réuni les trajectoires. La manière dont le dernier Foucault thématise directement le sujet, le rapport à soi, distingue assez sa position de celle de Deleuze (et Deleuze ne peut d’ailleurs voir dans cette inflexion de la pensée vers la subjectivité que l’effet d’une tristesse ou d’une mélancolie finale de l’oeuvre). En fait, il semble bien que, là où pour Deleuze on ne s’est jamais suffisamment débarrassé du sujet, on n’a jamais assez disparu et il est hors de question d’en rabattre sur cette question, la position de Foucault à cet égard est  plus complexe. Non pas qu’on doive lire dans les travaux que Foucault consacre aux éthiques anciennes une manière de renier la critique épistémologique et politique qui avait été la sienne dans les années 60-70 ; mais tout se passe comme si Foucault avait considéré que, de toutes les stratégies de disparition ou d’effacement, la meilleure était peut-être non l’anonymat, le masque, etc, mais la constitution d’un certain genre de subjectivité, dont l’ouverture et la précarité soient telles qu’elles incarnent la façon dont le sujet n’acquiert de maîtrise, ou de contrôle de son dire, que sur le fond d’une absence de maîtrise ou d’un dessaisissement qui le submerge régulièrement depuis les événements et les transformations de l’histoire. C’est ce que j’avais appelé, dans l’article, « renoncer à renoncer entièrement à soi » : là où, chez Deleuze, le devenir-imperceptible pointe vers une forme d’assomption glorieuse qui le maintient dans l’orbe d’une certaine manière religieuse ou mystique de se vouer au monde (« devenir soi-même imperceptible, avoir défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre moi pour devenir enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de la ligne »), il y a chez Foucault l’idée que, si comme il l’écrit « nous avons hérité de la morale chrétienne, qui fait du renoncement à soi la condition du salut », sortir de cette perspective suppose une forme de renoncement au carré, d’effacement et de réeffacement du sujet dont la notion de subjectivation me paraît paradoxalement porter le projet.

Là où pour Deleuze on ne s’est jamais suffisamment débarrassé du sujet, on n’a jamais assez disparu et il est hors de question d’en rabattre sur cette question, la position de Foucault à cet égard est  plus complexe.

Pour le dire autrement, entre la formule de l’Histoire de la folie (« la folie, l’absence d’oeuvre »), et la question que le dernier Foucault repère chez Baudelaire  (« comment faire oeuvre de soi-même ? »), il y aurait davantage continuité que contradiction : « faire oeuvre de soi-même », c’est certes se constituer comme sujet, mais se constituer au lieu même de ce qui déstabilise et détotalise en permanence cette tentative, sur un « point de problématisation » – par exemple, la folie, ou même la mort. Lorsque Foucault termine un entretien en 1983 par cette formule : « essayons de donner sens et beauté à la mort-effacement », il est exactement au c?ur de cette contradiction d’une subjectivation qui s’opère en stylisant l’imprenable comme tel, en faisant sien ce qui ne saurait l’être sans pour autant que cette opération prenne la forme d’une restauration, symbolique ou rituelle, de l’autorité du sujet sur ce qui lui arrive.

Croyance ?

Résumons-nous. Il me semble possible, à la lecture de Deleuze et Foucault, de distinguer deux régimes du « salut », deux manières de nouer l’un à l’autre le geste de sauver le monde et celui de prendre congé.

Un premier régime serait celui que j’ai nommé le régime sacrificiel (en un sens évidemment bien différent de celui que Girard, ou Bataille, peuvent donner à ce terme : il faudrait ici confronter les approches et le travail reste à faire). Régime dont la caractéristique me paraît être, non seulement la double surélévation d’un monde au-delà du monde, et d’un soi au-delà de soi, mais le primat du soi sur le monde (du « visage » sur le « paysage » dirait Deleuze), c’est-à-dire d’abord et avant tout l’aspiration à se sauver, à maintenir paradoxalement l’intégrité et l’inaltérabilité d’un soi au moment même où on la sacrifie, sous la forme d’une empreinte, ou d’une dette, dont le monde même viendrait attester par-delà notre disparition. Est-il besoin de dire que cette histoire-là finit relativement mal ?

Un deuxième régime, celui qui s’esquisse chez Foucault et Deleuze, serait au contraire en quelque sorte gouverné par le mot de Kafka : « dans le combat entre toi et le monde, choisis le monde ». Une telle formule, on le voit, n’est pas un appel au sacrifice, c’est en un sens tout le contraire : la question est cette fois d’inventer ou de produire un effacement de soi tel qu’il reconduise effectivement au monde, ce qui passe (comme on le voit bien à travers la notion foucaldienne de subjectivation) par le consentement à une altération de soi, consentement ou effort pour se laisser altérer, changer, et finalement congédier par le monde – ce que Foucault nomme, dans L’usage des plaisirs, au plus juste, à travers la formule « se déprendre de soi-même » (où le mot de déprise indique bien en quel sens le dégagement vis-à-vis de soi ne saurait être crédité, par une sorte de tour de passe-passe, à l’autorité ou à l’initiative d’un soi de degré supérieur – on ne « se » déprend pas sans se laisser déprendre).

De cet affrontement, quel est alors l’enjeu ? Il me semble, sans pouvoir encore l’expliciter de manière très claire, que l’indication de J.Allouch était précieuse, et que l’enjeu est précisément celui-de la croyance (après tout, nous ne cessons de parler de salut, et on sait bien qu’il n’y a que la foi qui sauve…). 

Sans doute, la double critique des arrière-monde et du sujet souverain a-t-elle d’abord, chez nos deux auteurs, une visée démystificatrice : cf la manière dont Deleuze lie, chez Spinoza, la dénonciation des illusions du libre-arbitre, et le constat amer qui ouvre le Traité Théologico-politique : « les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur liberté ». Défaire le sujet souverain, défaire le monde des essences fixes censé se tenir derrière celui des apparences mouvantes (ou, pour Foucault, des discontinuités historiques), c’est défaire un certain régime de croyance qui nous porte à confondre l’asservissement et la liberté (les derniers mots de VS : « ironie de ce dispositif :  il nous fait croire qu’il y va de notre « libération » »). A maints égards, l’enjeu paraît donc être de cesser de croire ; en particulier, s’il faut disparaître et tâcher de s’effacer comme soi, c’est que ce soi est le relais d’un pouvoir et d’une prise de l’autre dont le pouvoir religieux constitue le modèle et la matrice (importance du « prêtre ascétique » dans la lecture que Deleuze propose de Nietzsche ; importance du modèle de l’aveu et de la pastorale chrétienne chez Foucault – quand bien même Foucault analyse les pratiques de confession ou de gouvernement des âmes comme des techniques, il montre bien comment ces techniques présupposent et renforcent la croyance en une vérité de soi qu’il s’agirait de découvrir et de faire reconnaître).

après tout, nous ne cessons de parler de salut, et on sait bien qu’il n’y a que la foi qui sauve…

Pour autant, je ne crois pas qu’il s’agisse d’instaurer ou de restaurer un rapport au monde exempt de toute croyance, gouverné par la seule exigence de lucidité rationnelle. Autrement dit, l’impératif d’effacer le sujet n’ouvre pas sur l’impersonnalité d’une saisie objective du monde, dans la forme de la science, mais à une expérience d’où la croyance n’est pas absente. Deux indications à ce propos :

1/ Après tout, très tôt, Foucault a lié le thème de l’effacement du sujet écrivant à un autre, celui de la fiction, revendiquant pour ses propres travaux un statut fictionnel : « je n’ai jamais écrit que des fictions ». Or qu’est-ce qu’une fiction, chez Foucault ? Précisément ce qui, dans le double suspens du sujet psychologique et de la réalité objective (telle qu’elle se tiendrait au-delà des apparences), donne accès à une expérience dont le statut déconcerte l’opposition du réel et de l’irréel. C’est ce que nous trouvons dans un texte très ancien de Foucault (« distance, aspect, origine », 1963) où celui-ci interroge les fictions propres au Nouveau roman :

« Si le fictif, c’était justement, non pas l’au-delà ni le secret intime du quotidien, mais ce trajet de flèche qui nous frappe aux yeux et nous offre tout ce qui apparaît ? (…) Maintenue aussi longtemps qu’elle peut garder la parole, l’expérience simple qui consiste à prendre une plume et à écrire dégage (comme on dit : libérer, désensevelir, reprendre un gage ou revenir sur une parole) une distance qui n’appartient ni au monde, ni à l’inconscient, ni au regard, ni à l’intériorité » (…) « si on me demandait de définir enfin le fictif, je dirais, sans adresse: la nervure verbale de ce qui n’existe pas, tel qu’il est ».

Ces formulations me semblent intéressantes (même si elles sont prises dans tout un ensemble de considérations et de préoccupations propres à l’époque, avec une dramatisation du rôle de l’écriture et du langage, thèmes qui disparaîtront par la suite) : elles reviennent à situer ce que Foucault appelle « fiction » dans un espace qui n’est pas de l’ordre de l’imaginaire (subjectif), mais qui n’est pas non plus celui de l’objectivité (Foucault récuse d’ailleurs cette alternative, comme inapte à caractériser la fiction : le mot de fiction est dangereux, dit-il , « parce qu’il semble reconduire – et ce serait si simple après la littérature de l’objet – aux flexions du langage subjectif »), espace où quelque chose pourtant trouve à « frapper » et à « s’offrir ». Qu’est-ce, de ce point de vue, que la « fiction », sinon le lieu d’une croyance irréductible, tant à la simple attitude propositionnelle d’un sujet (« je crois que p ») qu’à un simple écart à la réalité (« je crois ce qui n’est pas ») ?

2/ L’indication est cependant encore bien plus claire chez Deleuze, et c’est sur ses formulations que je m’arrêterai : formulations célèbres de l’Image-temps, où Deleuze oppose la croyance en un autre monde, et l’indispensable croyance en ce monde-ci :

« Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événemnets qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. (…) C’était déjà un grand tournant de la philosophie, de Pascal à Nietzsche : remplacer le savoir par la croyance. Mais la croyance ne remplace le savoir que quand elle les fait croyance en ce monde, tel qu’il est. (…) Nous avons besoin d’une éthique et d’une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie ». (L’Image-Temps, p.223-225).

On voit ici la reprise par Deleuze du thème nietzschéen, « en quel sens aussi nous sommes encore pieux ». Mais si l’on considère que ce que j’ai nommé la logique du sacrifice est à la fois tendue vers la croyance en un autre monde, et délétère pour la croyance en ce monde-ci, alors il n’est peut-être pas absurde de considérer que, dans ces multiples formes de l’effacement de soi que Deleuze et Foucault expérimentent tour à tour, l’enjeu serait, non seulement de « préférer le monde » selon le mot de Kafka, mais de se mettre à croire en lui.

Mathieu Potte-Bonneville


Previous Next

keyboard_arrow_up