Première publication : catalogue de l’exposition Perpetual Battles, Baibakov Art Project, Moscou, 2010.
« There is a war between the ones who say there is a war / And the ones who say there isn’t. »
Leonard Cohen
« Il faut entendre le grondement de la bataille ».
Michel Foucault
Avant d’être un mot de Michel Foucault, « guerre perpétuelle » est une formule d’Emmanuel Kant. La filiation semble d’abord indirecte : la pensée de l’auteur de Surveiller et punir décalque en l’inversant cette « paix perpétuelle » dont Kant entendait penser les conditions, fussent-elles encore lointaines et à venir, à travers l’établissement d’un droit cosmopolite et d’une fédération d’Etats libres dont la Révolution française, toute proche et malgré ses violences, autorisait alors à rêver. Mais cette inversion, flagrante, masque une parenté plus directe et secrète, sur laquelle peu de lecteurs se sont arrêtés. Car on peut lire ceci, enfoui au détour d’un chapitre de l’Anthropologie :
« Le sauvage qui n’est pas encore habitué à la soumission ne connaît pas de plus grand malheur que celui d’y tomber ; et il a raison, aussi longtemps qu’une loi publique ne lui donne pas de sécurité : et ceci jusqu’à ce que la discipline lui ait appris progressivement la patience. Il vit donc dans un état de guerre perpétuelle afin de maintenir les autres aussi éloignés que possible et de vivre dans des étendues inhabitées ». (Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 83)
Dans cette page obscure, la remarque illustre « la tendance à la liberté comme passion », et se prolonge dans un éloge des peuples nomades, attachés à leur indépendance par-delà la misère de leur condition. Ainsi la liberté n’est-elle pas seulement pour Kant ce que la raison en nous oppose à nos passions, mais tout autant l’objet d’une passion – comme telle intransigeante, partiale, violente, impatiente. Guerrière. On pressent qu’entre les deux pôles de cette réflexion – guerre perpétuelle en-deçà des formes disciplinées de l’histoire ; paix perpétuelle au-delà des affrontements armés qui opposent les Etats –, une dialectique s’esquisse : la passion de la liberté, d’abord polémique, s’y coulerait peu à peu dans les formes de l’existence civile, apprendrait à se faire liberté raisonnable, jusqu’à s’épanouir en donnant une constitution républicaine à l’existence collective, puis en soumettant les rapports entre nations à un cadre légal. La soumission et la discipline qui la prolonge, que le sauvage vit comme un malheur, se verraient alors justifiées au regard de leurs effets lointains, à l’autre bout de l’histoire, dans l’horizon d’une liberté dispensée d’avoir à faire la guerre, dans une perpétuité positive faite d’hospitalité réciproque entre les hommes.
Dans cette trajectoire, où situer la bifurcation de Foucault ? Supposons que l’horizon que l’on vient de décrire tarde, ou recule indéfiniment. Supposons que la discipline, plutôt que d’apprendre aux hommes la patience de donner une forme réfléchie à leur liberté, renforce la soumission jusqu’à la graver au plus profond de leur corps – comme le montre assez l’analyse du pouvoir disciplinaire, dans Surveiller et punir. Supposons que la loi publique, loin de procurer la sécurité, soit l’instrument dont certains usent pour installer les autres dans une précarité durable, pour quadriller et envahir le moindre de leurs espaces, voire pour présenter ces outcasts comme des fauteurs d’insécurité exigeant et justifiant l’exercice d’une domination permanente. Supposons enfin qu’il ne s’agisse plus, à travers tout cela, de troquer sa liberté immédiate et passionnelle contre la fin des guerres (civiles ou militaires), mais de voir la violence devenir diffuse à l’intérieur, constante à l’extérieur et terrible aux frontières, dans un jeu de dupes où l’on subira finalement d’autant plus de guerres que l’on est davantage soumis. D’être ainsi différée, distendue, la dialectique kantienne, ce mouvement censé faire de l’obéissance un point de passage de la guerre vers la paix, verra son unité se briser, laissant place à l’affrontement de deux perspectives : face au point de vue, sédentaire et civilisé, qui voit dans la perte de la liberté naturelle la promesse de n’avoir plus, un jour, à combattre pour elle, se dresse la perspective du « sauvage », que son « grand malheur » porte à dénoncer dans la loi, dans la discipline et jusque dans les rêves de paix des philosophes autant de prolongements de la guerre elle-même, guerre devenue larvée, et d’autant plus permanente qu’elle ne dit pas son nom. De Kant à Foucault, la distance se creuse en ce point : l’un entend libérer l’homme de la guerre par la discipline et le droit ; l’autre affirme qu’il faut, au contraire, libérer la description de la guerre vis-à-vis du droit et de la discipline, qui en relancent les formes, en figent les fronts, en travestissent la nature. Pour l’un, la guerre est ce dont l’avenir permet d’envisager la fin ; pour l’autre, elle est ce que l’on n’a pas encore commencé de penser.
Pourquoi penser la guerre supposerait-il de la décrire comme « perpétuelle », hypothèse aussi étrange (car des traités de paix ponctuent bel et bien l’histoire) qu’apparemment désespérante ? A cette question, Foucault apporte une réponse a contrario : chaque fois, soutient-il, que l’on a fait de la fin de la guerre la clef permettant de comprendre théoriquement celle-ci, chaque fois qu’on l’a décrite du point de vue de ses armistices ou de ses lendemains, on en a par là-même manqué la réalité. Plus étrangement encore : à les penser depuis leur terme, on s’est contenté de décrire des guerres qui n’avaient même pas commencé. C’est le cas, du côté de la réflexion stratégique, chez Clausewitz : d’un côté, celui-ci théorise une guerre absolue, mobilisant toutes les forces des Etats en conflit, visant chez l’adversaire l’ensemble de ses ressources et rêvant d’une bataille décisive qui déciderait une fois pour toutes de l’issue du conflit. Mais simultanément, sa fameuse formule selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » inscrit la conflagration guerrière dans une continuité qui en dissout la spécificité, et la ramène à n’être que l’expression radicale d’une souveraineté dont la logique demeure pourtant inchangée vis-à-vis de ses manifestations ordinaires – littéralement, on ne saurait dire où commence cette guerre, qu’une victoire totale doit pourtant impérativement clore.
Le même paradoxe se retrouve, du côté de la réflexion sur le pacte social, chez Thomas Hobbes : chez lui, l’institution de l’Etat se justifie parce qu’elle met fin à la « guerre de tous contre tous », chacun comprenant la nécessité de se doter d’un tiers-arbitre pour juger des litiges et faire respecter l’ordre. L’état de nature serait donc un état de guerre. Or à lire la description qu’en donne Hobbes, ce conflit n’a lieu que dans les têtes, non sur le champ de bataille, et en vérité n’a pas lieu du tout : dans l’état de nature, chaque individu comprend instantanément que son souci de se conserver passe par la lutte avec autrui ; mais il comprend tout aussi vite que l’autre fait le même calcul, donc en déduit qu’un affrontement les détruirait tous deux – et décide de contracter un pacte. D’un éclair de lucidité l’autre, nul écart, nulle distance où pourrait se déclencher un combat effectif ; la guerre est finie sitôt qu’envisagée.
Penser « les invasions, les pillages, les dépossessions, les confiscations, les rapines, les exactions et les effets de tout cela » (« Il Faut défendre la société », p.82) suppose de changer de point de vue : la guerre perpétuelle, ce sera la guerre saisie par le milieu, lorsqu’on n’en voit pas le bout, lorsqu’on ne se souvient plus d’avoir été en paix, lorsque toute accalmie semble un répit provisoire et précaire – expérience irréductible à l’abstraction d’un « état de guerre » censé déboucher sur l’instauration d’une souveraineté définitive. Par là, la naissance de l’Etat apparaît sous un jour nouveau : là où celui-ci promettait chez Hobbes de faire disparaître, une fois pour toutes, les situations où « l’homme est un loup pour l’homme », il apparaît maintenant comme un épisode de plus dans une série de violences qui, si elles ont commencé avant lui, ne cessent pas avec lui. L’état de guerre, fini, légitimait l’Etat en le plaçant en surplomb de la nature ; la guerre perpétuelle l’immerge dans le conflit et érode sa dignité, invite à chercher « dans la boue des batailles le principe d’intelligibilité de l’ordre, de l’Etat, de ses institutions et de son histoire » (p.41). Non d’ailleurs que, dans l’histoire des batailles, l’étatisation de la guerre soit un événement négligeable : au contraire, s’il faut inverser la formule de Clausewitz, s’il faut lire la politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens, c’est aussi pour comprendre comment l’Etat a profondément changé la nature du conflit militaire, lui donnant désormais pour mission d’être total et absolu.
En bref, une double mise en cause s’indique ici, en chiasme : d’un côté, contrairement à ses allégations, l’Etat n’a pas mis fin à la guerre, et ne peut pas se prétendre au-dessus de la mêlée. Mais de l’autre côté, mais il a rendu les guerres « finales », leur assignant le but d’arracher une reddition totale à l’adversaire, quitte à se lancer, au nom de ce noble idéal, dans des combats sans fin – la « der des ders », la mère de toutes les batailles, sont des inventions d’Etat. Lire l’histoire comme une guerre perpétuelle, c’est peut-être alors se libérer des fictions et des terreurs, encore bien plus désespérantes, de la lutte finale.
(Incise : Dans son histoire du jeu d’échecs, Michel Pastoureau note qu’au Moyen-Age, l’arrivée du jeu en Occident n’alla pas sans quelques troubles : « l’échec et mat » apparaissait si étranger aux usages de la guerre féodale, si éloignée du jeu indéfiniment réversible des escarmouches et des tournois, que les premiers joueurs décidèrent de se passer de cette règle ; aussi relançaient-ils perpétuellement la partie, redistribuant les pièces chaque fois que le roi était menacé de ce danger fatal. On était alors, nous disent les historiens, avant la naissance des grands Etats modernes).
On commence à le percevoir : si la guerre est perpétuelle, c’est aussi qu’elle se redouble dans la pensée à travers l’affrontement de deux visions de la guerre, comme si le théâtre des opérations se déplaçait des tranchées vers les bibliothèques. Dans Le Différend, Jean-François Lyotard soulignait que les conflits les plus graves sont ceux où l’un des adversaires confisque à son profit le droit de nommer l’affrontement, spolie l’autre de la capacité d’articuler le tort qui lui est fait et dénie dans les mots qu’il emploie la réalité de la bataille, laissant à ses contradicteurs des mots décousus pour dire la violence qu’ils subissent et contestent. Foucault complète et corrige : s’il y a bien, du côté du pouvoir, effort pour fonder la souveraineté dans la négation de la guerre, si cet effort a couvert les rayonnages d’histoires officielles et de philosophies du droit, l’autre camp n’est pas pour autant voué au silence ni privé de mots ; l’âge classique qui a vu naître les grandes théories juridiques de l’Etat a aussi vu émerger un contre-discours qui, sous l’étendard de la guerre perpétuelle, double et conteste celles-ci tout au long de leur histoire. Ce discours joint, écrit Foucault, « à un savoir qui est parfois celui d’aristocrates à la dérive, les grandes pulsions mythiques et aussi l’ardeur des revanches populaires » (p.49). Rhétorique d’occasion et d’alliances de fortunes, elle circule de mains en mains entre les perdants de l’histoire, de quelque côté que ceux-ci se trouvent : nobles déchus, bourgeois ambitieux, ouvriers en lutte y piocheront tour à tour entre le XVIIe et le XIXe siècle. Par-delà la disparate de ses usages possibles, cet autre discours sur la guerre se laisse pourtant reconnaître à trois traits principaux.
Premièrement, ce discours lie de manière paradoxale une revendication de droit et de vérité, à l’affirmation d’une partialité assumée : désignant sous l’unité apparente du peuple, la guerre non de tous contre tous, mais de certains contre d’autres, autrement dit l’affrontement de deux camps irréconciliables, il se dispense d’expliquer pourquoi l’un d’eux aurait dans l’absolu raison vis-à-vis de l’autre, et préfère parler stratégie plutôt que légitimité : « le sujet qui parle est un sujet – je ne dirais même pas polémique – guerroyant » (p.49).
Deuxièmement, ce discours articule contre toute logique l’immanence et la prédication : là, il pose que l’histoire ne connaît ni sens ultime ni état dernier, parce qu’elle est faite de troubles et de fortunes de guerre, parce qu’une contre-offensive menace toujours les royaumes les mieux établis ; ici, et en même temps, il rêve de temps nouveaux et de surgissements messianiques, comme Robin Hood rêve du roi Richard (« c’est le retour d’Alexandre perdu dans les Indes, c’est le retour, si longtemps attendu en Angleterre, d’Edouard le Confesseur ; c’est Charlemagne endormi dans son tombeau qui se réveillera pour ranimer la guerre juste » – ibid.). Curieuse combinaison, contre la raison d’Etat, d’une conscience critique et d’une conscience mythique.
Troisième spécificité. Là où, sur l’autre ligne, l’histoire servait au pouvoir à rappeler la grandeur de ses origines, à fonder la légitimité de ses prétentions et à inciter, par des exemples édifiants, les peuples au dévouement, le discours sur la guerre perpétuelle entend au contraire produire une contre-histoire. Foucault fait remonter cet autre usage de l’histoire aux travaux du comte de Boulainvillers, commandés au XVIIe siècle par la noblesse française en réaction à la monarchie absolue. Il s’agissait alors de produire un autre savoir historique que celui que le pouvoir se raconte à lui-même, différent dans sa forme comme dans ses contenus : au « mécanisme de savoir-pouvoir qui lie l’appareil administratif à l’absolutisme de l’Etat » (p.113), substituer une histoire écrite depuis une autre place, et en première personne ; au récit qui faisait dériver le pouvoir royal d’une lignée ininterrompue et autochtone, substituer une histoire faite d’invasions et d’usurpations, d’affrontements entre gaulois et romains, gaulois et francs. Comme des sables mouvants, sur lesquels aucun palais ne saurait définitivement se fonder.
Deux lignes de discours, donc – et entre elles, mouvante, une ligne de front, avec comme dans toute guerre des percées, des captures et des encerclements. Aussi se gardera-t-on de croire que le tableau de la guerre perpétuelle aurait, de lui-même et par essence, une fonction de critique du pouvoir et de résistance aux totalitarismes. Le propos de Foucault serait bien plutôt de comprendre comment notre modernité, sans cesser (on l’a vu) de justifier l’Etat au nom de la fin de la guerre, a pu voir en même temps le thème de la lutte sans fin mise au service de « la stratégie globale des conservatismes sociaux » (p.53), et soutenir une dynamique normalisatrice au nom de la nécessité de purifier en permanence le corps social. Ici, la trace se fait difficile à suivre : la méthode généalogique consiste en effet, reconstruisant le passé, à n’indiquer qu’en creux les mutations les plus récentes dont notre actualité hérite. Ainsi le schéma général d’interprétation, suggéré dans « Il faut défendre la société », est-il celui d’un vaste renversement historique, où l’on croit distinguer deux temps. La transcription, d’abord, du motif de la guerre perpétuelle, tel qu’il fonctionnait à l’âge classique, en deux versions distinctes, l’une née de la rencontre avec l’expérience coloniale, l’autre de la réactivation du motif de la guerre sociale : se séparent et s’opposent, à partir du XIXe siècle, un discours de la lutte des races, à base biologique, et un discours de la lutte des classes, à base économique. Prolongeant l’examen du premier de ces discours, Foucault fait ensuite apparaître un moment d’appropriation par le politique, à travers la constitution d’un racisme biologique d’Etat : celui-ci substitue au tableau des camps éternellement affrontés l’invocation d’une race pure ayant à se défendre contre la résurgence, en son sein, d’une altérité pathogène ; l’Etat n’est plus, alors, ce dont la société doit se défendre comme elle le ferait face aux menées de l’envahisseur ; il devient une instance se donnant pour mission de défendre la pureté et l’intégrité biologique de son peuple, le mot d’ordre « il faut défendre la société » devenant « principe d’élimination, de ségrégation et finalement de normalisation » (p.52).
A ceux qui seraient tentés d’opposer, aux horreurs de la guerre, le simple amour de la vie, Foucault répond ainsi en soulignant ce que peut avoir d’alarmante la rencontre moderne entre les catégories guerrières et celles du vivant – pour nommer le point d’intersection de ces logiques, il en vient d’ailleurs à forger un vocable nouveau, celui de « biopolitique » (p.216), notion promise chez lui comme chez d’autres à un certain avenir. On soulignera cependant que, dans le brouillard de la bataille, les contours de cette thèse apparaissent ici étrangement troublés – en particulier, s’agissant de l’autre illustration que Foucault propose d’un Etat prospérant sur la protection biologique de la société : l’Etat soviétique, considéré dans sa manière de requalifier médicalement la lutte contre la déviance et de pratiquer « l’hygiène silencieuse d’une société ordonnée » (p.72). Introduite comme un contrepoint aux analyses du racisme nazi, la réflexion sur le cas soviétique est en effet marquée d’une hésitation essentielle ; s’y entrelacent, au fil des cours, deux lignes d’interprétation passablement divergentes. La première y lit la captation, dans les « mécanismes muets d’un racisme d’Etat » (p.73), d’une pensée de la lutte des classes d’abord profondément hétérogène à cet horizon, et héritière de la dimension la plus « contre-historique » et révolutionnaire du discours de la guerre perpétuelle. Capture tardive, donc. Mais à ce récit, l’autre lecture répond que le racisme n’a sans doute pas attendu la tranformation de la révolution en idéologie d’Etat pour hanter le discours socialiste ; celui-ci aurait puisé très tôt dans les catégories du bio-pouvoir pour formuler les termes de son affrontement avec l’adversaire de classe : « chaque fois que vous avez (…) des moments de socialisme qui accentuent le problème de la lutte, vous avez le racisme » (p.234).Renversement dû au passage à un socialisme d’Etat, ou compromission aussi ancienne que le projet socialiste lui-même ? Dans le cours de Foucault, cette ambiguïté tient sans doute d’une question trop vite ébauchée ; mais elle résonne aussi comme un appel à la prudence, vis-à-vis de toute reprise irréfléchie du motif de la guerre sociale. Tout se passe comme s’il s’agissait de lancer l’avertissement suivant : certes, la lecture de la société en termes de classes peut jouer comme rempart stratégique vis-à-vis de la promotion biologique de la race ; pour reprendre les termes de Jacques Rancière dans Aux Bords du politique, elle peut être l’instrument régulateur sans lequel le demos politique ne se distingue plus de l’okhlos xénophobe, de cette meute qu’unifie la haine du déviant. Mais elle ne saurait pour autant se prétendre quitte, tant ceux qui ont historiquement promu cette grille de lecture du conflit social « n’ont pas réestimé – ou ont admis (…) comme allant de soi – ces mécanismes de bio-pouvoir que le développement de la société et de l’Etat, depuis le XVIIIe siècle, avait mis en place » (p.234).
De manière frappante, Foucault entend donc montrer comment le racisme biologique, qui soutenait l’Etat nazi, ou la manière dont l’Etat soviétique entendait se porter scientifiquement garant de la lutte des classes, peuvent être lus comme autant de manières de capter au profit de formes terrifiantes de souveraineté l’instrument qui avait autrefois servi à contester les excès du pouvoir : « le discours de la race (…) a été une manière de retourner cette arme, d’en utiliser le tranchant au profit de la souveraineté conservée de l’Etat » (p.71). Ainsi vont les guerres, que les fronts s’y retournent, et que l’on n’y combat pas sans trembler de tomber du mauvais côté. Cet avertissement ne doit pas être pris à la légère : il colore les usages possibles de l’analyse de Foucault d’une nuance d’inquiétude, à l’heure où la question se pose de leur réinvention actuelle. Forgée dans l’après-coup des événements de mai 1968, l’analyse de la guerre perpétuelle obéit, à l’époque, à deux séries d’enjeux. D’une part, il s’agit de dénoncer les insuffisances du camp progressiste, lorsque celui-ci compte sur l’extension des protections institutionnelles et des garanties juridiques pour promouvoir effectivement l’égalité et la lutte contre l’oppression – à cette vision de la loi commune, Foucault oppose la persistance de dominations sociales dont le droit peut être l’instrument, et la nécessité de préférer une analyse stratégique (comment combattre ?) à d’infinis préalables visant à justifier la lutte dans les termes de l’intérêt général. D’autre part, il s’agit de mettre en questions les présupposés de la grille de lecture marxiste, dans laquelle s’articulent encore à l’époque les luttes issues du mouvement de mai (du féminisme aux mouvements anti-racistes et anti-impérialistes) : à ceux-là, l’idée de guerre perpétuelle peut permettre de mieux comprendre en quel sens un combat n’a pas forcément à se dérouler sur le terrain de l’exploitation économique pour avoir prise sur les sujétions qui organisent l’ordre social – cette idée permet de penser une pluralité et une dissémination des fronts.
Or d’une époque l’autre, justement, les fronts se sont largement déplacés. Les héritiers du marxisme ont repris à leur compte ce mélange paradoxal d’immanence et de fin des temps qui, d’après Foucault, distinguait le discours de la guerre perpétuelle de la téléologie forgée par Marx et Engels : chez Giorgio Agamben (Le Temps qui reste, 2004) comme chez Toni Negri et Michael Hardt (Empire, 2000) persistent désormais des figures (fort différentes, certes) du surgissement messianique, modèles d’irruption d’une communauté hétérogène à l’ordre social présent empruntés par l’un à Saint-Paul, par l’autre à Saint-Augustin. La contestation de la dignité alléguée par le pouvoir politique, de son côté, n’a certes pas perdu sa pertinence, en particulier lorsque l’Etat laisse sans voix des défenseurs des droits contraints de s’adresser à lui comme à un arbitre, alors qu’il est clairement partie prenante du conflit ; ou lorsqu’il prétend asseoir son pouvoir sur une confiscation et une réinterprétation massive de l’histoire. Mais – là est la nouveauté – cette critique doit désormais compter avec des Etats qui revendiquent pour eux-mêmes la position, partiale et sans limites, de guerriers engagés dans un combat sans fin. Pour le dire autrement : l’analyse de Foucault visait à contester la souveraineté à la manière de Hobbes, c’est-à-dire l’idée que la confiscation du monopole de la violence légitime (selon le mot de Max Weber) permettrait de clore une fois pour toutes l’époque des guerres civiles, et de circonscrire les conflits armés à des puissances militaires clairement identifiables, aux frontières et aux intérêts précis et déterminés (ces Etats fussent-ils toujours au bord de l’escalade). Le monde contemporain, lui, est hanté par un tout autre motif – celui de la « guerre contre le terrorisme », énoncé dont Jacques Derrida a pu montrer qu’il transgressait et mettait en crise toutes les significations assignables à la notion de guerre, en en dissolvant les buts, les modalités, les scansions, les acteurs (Voyous, 2003) ; ce, au moment même où, en miroir, les appels au jihad reprennent à leur compte la logique et les mythes du combat immémorial. A ces nouvelles versions du « chant rauque des races qui s’affrontent à travers les mensonges des lois et des rois » (« Il faut défendre la société », p.73) il faudrait encore ajouter cette autre guerre impossible à gagner ou à perdre, qu’incarne la lutte contre l’immigration dont le projet cimente aujourd’hui l’Europe, lutte qui implique (via l’agence européenne FRONTEX) une militarisation permanente du contrôle à l’extérieur comme à l’intérieur du territoire européen. Dès lors, la guerre perpétuelle apparaît plus que jamais comme un mot d’ordre divisé – entre la dénonciation de la guerre sociale sous les formes instituées du droit, et la justification d’une guerre civile aux frontières de chaque espace de souveraineté ; entre le discours qui soupçonne, dans l’ordre actuel des choses, les manifestations d’une paix des vainqueurs et celui qui, au nom d’une victoire aussi improbable qu’indéfinie, s’applique à restreindre les libertés, et à traiter chaque citoyen en ennemi potentiel. Dans tous les camps, circule maintenant l’idée d’une guerre sans fin ; et si les blocs, durant la guerre froide, se déchiraient autour de théories différentes de l’histoire, l’enjeu de nos affrontements serait plutôt le sens de l’éternité.
En 1796, Kant adjoint à la deuxième édition de son Projet de paix perpétuelle un « article secret », qu’il laisse aux Etats le soin de garder pour eux s’ils le jugeaient compromettant pour leur dignité, et qu’il formule ainsi :
« Les maximes des philosophes concernant les conditions de la paix publique doivent être consultées par les Etats armés pour la guerre ».
Si un philosophe de la paix perpétuelle se rêve silencieusement en conseiller du prince, on pourra se demander de quels songes secrets s’alimente, chez Foucault comme dans les autres textes ici rassemblés, la pensée d’une guerre sans début ni fin. A quel rôle aspire-t-on lorsqu’on ne ne compte pas sur la discipline pour nous « apprendre progressivement la patience », mais lorsqu’on mène (pour reprendre la formule de « Qu’est-ce que les Lumières ? ») « un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté » ? Lorsqu’on lui posait cette question, Michel Foucault multipliait volontiers les métaphores, revendiquant être « un marchand d’instruments, un faiseur de recettes, un indicateur d’objectifs, un cartographe, un releveur de plans, un armurier » – toutes images dont la visée est, on le voit, d’opposer au tribunal de la raison qui surplombe et qui se justifie, la double affirmation d’une pensée qui sait combien ses instruments sont aisément réversibles, et d’une partialité qui, choisissant son camp en fonction de ce qu’elle trouve intolérable, refuse de s’expliquer plus avant sur ses raisons. L’historien Paul Veyne croyait reconnaître dans cet ethos un déplacement de figure, du philosophe-juge vers le philosophe-guerrier, disposé non à plaider mais à lutter, et en colère plutôt qu’indigné. A quoi Foucault ajoutait seulement :
« Il ne suffira pas de crier à la vilénie, elle ne disparaîtra pas comme la flamme d’une bougie qu’on souffle : cela justifie une certaine tristesse. Il faut donc apporter au combat autant de gaieté, de lucidité et d’acharnement que possible. La seule chose qui soit vraiment triste, c’est de ne pas combattre ».
(Michel Foucault, « Sur la sellette » (1975), Dits et écrits, T.2, p.725).
Mathieu Potte-Bonneville