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Contretemps
Du droit.
Posted in Formes brèves 5 min read
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Première publication : Vacarme n°23, 2003/2

1. La fable intitulée Le loup et l’agneau comprend deux morales, l’une dite, l’autre cachée – et une troisième encore, dans leur entrebâillement, dans le balancier qui sans répit ramène de l’une à l’autre. L’explicite est célèbre : La raison du plus fort est toujours la meilleure / nous l’allons montrer tout à l’heure. Elle est placée au frontispice du texte, ce qui devrait suffire à mettre la puce à l’oreille : lorsque La Fontaine commence par la morale, c’est qu’il s’apprête à raconter autre chose, presque la même chose ; sans quoi, qu’y aurait-il encore à dire ? Dans Le loup et l’agneau, ce qui reste à dire, à montrer, c’est ceci : même le loup doit faire un procès à l’agneau, procès dont la sentence est connue, dont la sanction sans phrase viendra, dont les minutes pourtant occupent l’essentiel du texte. L’échange qui s’y déroule oscille, suspendu, entre ces deux obligations contradictoires ajustées sans aucun débord – on ne voit pas, en effet, que cette exigence d’y mettre les formes prête à rêver d’une disposition morale du loup, d’un sursaut, d’une issue ; on ne voit pas davantage que ses crocs lui permettent d’écourter les débats. La troisième morale, du coup, est en forme de question, elle fait le rythme du poème : que faire, que penser de ce temps-là, du léger différé qu’il creuse entre « toujours » et « tout à l’heure » ? La fable y trouve son volume ; elle s’ouvre sur l’injonction faite au droit de plier devant la force, elle se clôt sur l’exigence, pour la force, d’en être passée par le droit. Entre les deux toutefois, un délai survient, une histoire. Histoire dont la durée est aussi précieuse qu’impensable : on ne saurait comprendre qu’une vérité de toujours doive arriver seulement tout à l’heure, ou bientôt, ou le quinze janvier 1991, ou le quinze mars 2003 – toujours, c’est toujours, pourquoi ce contretemps ? Et qui sommes-nous, lecteurs, requis par ces répliques, rassemblés par cette syncope ?

2. J’écris cet éditorial, en cette fin d’hiver 2003, à un moment qui n’est plus le vôtre – mais le décalage, on l’a vu, fait partie de la fable. Moment où, s’il y a certes peu d’agneaux, les Etats-Unis s’apprêtent à officialiser la notion de « guerre préventive », disposition centrale de ce que Hobbes nommait l’état de guerre de tous contre tous, là où l’homme est un loup pour l’homme, homo homini lupus. Moment où les règles du droit international et les institutions chargées de leur exécution s’apprêtent soit à s’incliner devant les intérêts de la superpuissance (et à être défaites), soit à se refuser à ces mêmes intérêts (et à être défaites encore). Moment aussi, où beaucoup compten que tel ou tel Etat (la Russie ? La France ?) use de la règle de fonctionnement la plus contestable du Conseil de Sécurité, le véto dont on connaît l’histoire, pour retirer à l’offensive la caution du droit – ce qui, mécaniquement, fera voir l’impuisssance du droit à entraver l’offensive. Moment qui dure, désormais, depuis un assez long moment : assez long, en tout cas, pour que les marchés dont la logique est pourtant censée prévaloir s’en trouvent destabilisés. Quelque chose traîne. La guerre sera restée longtemps imminente.

3. Manque encore dans le tableau l’autre terme, le nôtre : cette opinion publique mondiale qui oppose, depuis un certain jour de février, sa multitude aux puissances et sa conscience du juste aux arguties du droit. On ne saurait en dissocier l’irruption du paradoxe dont je parle : ce mouvement n’est pas apparu par hasard dans ce temps suspendu, dans cette étrange syncope de la logique guerrière, et le lieu où il s’inscrit a quelque parenté avec la place que La Fontaine ménageait aux lecteurs de sa fable. Ni la seule évidence des valeurs ou du risque, ni l’hostilité variée aux Etats-Unis ne suffisent à expliquer le genre de communauté que forment les adversaires du conflit : il aura encore fallu, et cela pèsera lourd dans la suite des événements, que nous soyons commis ensemble à choisir entre deux versions de la défaite du droit – choix qui rassemble parce qu’il sépare, d’abord, chacun d’avec soi-même. Il aura fallu cet étrange délai pour suggérer, sans permettre de croire au droit, qu’à la force quelque chose manque.

Durant quelques semaines, nous aurons été un contretemps.

Mathieu Potte-Bonneville


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