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The We and the I

Le sujet chez Foucault est-il singulier ou pluriel ?

Le sujet chez Foucault est-il singulier ou pluriel ?

Conférence donnée dans le cadre du séminaire d’été de l’European Graduate School, Saas-Fee (Suisse), 2013.

J’ai emprunté le titre de cette intervention au cinéaste Michel Gondry : The We And The I, en effet, est le titre d’un film dans lequel le cinéaste embarque sa caméra dans un bus scolaire qui traverse le quartier du Bronx, à New-York, et ramène des lycéens jusqu’à leur domicile après leur dernier jour de classe. Le film s’ouvre alors qu’une bande d’adolescents monte dans le bus, après avoir récupéré leurs téléphones portables, qu’ils avaient laissé comme chaque jour dans une épicerie proche de leur lycée, afin de ne pas se le faire confisquer en classe (passant ainsi, en quelque sorte, d’une forme d’individualisation à une autre) ; et le film se clôt, après que les jeunes soient les uns après les autres descendus du bus, par le monologue d’un adolescent, resté silencieux durant tout le voyage, et qui peut enfin s’exprimer face à la caméra, ce qui amène à se demander quelle place peuvent avoir, dans le jeu social, les voix singulières. Entretemps, le cinéaste montre toute la gamme des relations qui peuvent se nouer dans ce collectif précaire : relations de domination, lorsque certains (les « bullies ») s’amusent à en harceler d’autres, verbalement ou physiquement ; relations amoureuses, lorsqu’une idylle est soudain révélée aux yeux de tous ; relations de résistance aussi, puisqu’une femme âgée et raciste va se trouver expulsée du bus, par les bullies soudain coalisés pour la mettre dehors. Tout au long du film, le titre « the we and the I » peut être interprété de trois manières au moins : il renvoie, d’abord, à la façon dont les relations de pouvoir qui traversent la société (relations de genre, de race, de classe) vont trouver un écho à l’intérieur de la petite communauté qui peuple le bus, sans déterminer pour autant entièrement le destin de celle-ci ; ces relations sont plutôt « jouées » par les jeunes, qui au fil des dialogues les transforment en théâtre, en ressources pour mener entre eux des joutes verbales ou des jeux de séduction. Le titre renvoie, deuxièmement, à la façon dont chaque individu est exposé à la pression du collectif. C’est la question même de l’adolescence : comment être un « I », un moi, à l’intérieur d’un « we » où l’on est à chaque instant surveillé, évalué, jugé ? Enfin, troisièmement, le titre insiste sur l’ambiguïté du rapport entre les sujets individuels et la communauté qu’ils forment ensemble : tantôt, les individus se reconnaissent eux-même contre ce collectif, et tantôt (comme dans la scène avec la vieille dame raciste) ils se reconnaissent comme un sujet collectif. La communauté, donc, c’est tantôt « eux » (et j’essaie de lui échapper), et tantôt « nous » (et je me définis à travers elle, comme une partie d’elle) – tout le problème est alors de savoir comment le collectif peut se présenter comme un sujet sans faire disparaître les individualités à l’intérieur de lui.

Un singulier pluriel

Ce problème est, en un sens, exactement celui que je voudrais poser aujourd’hui à propos de la pensée de Michel Foucault. Il est devenu courant de considérer que, dans la dernière partie de son oeuvre, Foucault a accordé à la subjectivité une attention extrême, et un statut différent de celui qu’il lui avait conféré dans ses premiers travaux : en passant de la notion d’assujettissement (présente dans Surveiller et punir et La Volonté de savoir) à celle de subjectivation (dans L’Usage des plaisirs), Foucault a accordé au sujet une certaine capacité à se constituer lui-même, à se transformer à l’intérieur des relations sociales et des systèmes culturels dans lesquels il est pris ; il a, en même temps, souligné que cette histoire de la subjectivité était d’une grande importance pour passer de l’analyse critique des formes de domination, à la transformation politique de notre environnement. On se souvient par exemple que dans le texte célèbre de 1982, « le sujet le pouvoir », Foucault fait de la lutte contre la soumission de la subjectivité la question centrale de notre époque, et la considère même comme plus essentielle que les luttes contre la domination politique, ou contre l’exploitation socio-économique.

Toutes les luttes actuelles tournent autour de la même question : qui sommes-nous ? Elles sont un refus de ces abstractions, un refus de la violence exercée par l’Etat économique et idéologique, qui ignore qui nous sommes individuellement, et aussi un refus de l’inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité.

(« Le sujet et le pouvoir », DE, IV, 227)

En un sens, tout le problème que je voudrais soulever se trouve résumé par cette brève citation. Remarquons d’abord que la question autour de laquelle tournent « toutes les luttes actuelles » s’énonce au pluriel : « qui sommes-nous ? ». On peut alors penser que la dimension collective définit à la fois l’objet de cette question et son sujet – puisqu’il s’agit de luttes politiques : faire de la politique, ce serait aujourd’hui mettre en question collectivement la manière dont nous sommes définis, en tant que collectif. Or, la manière dont Foucault détaille le sens de cette question complique immédiatement l’interprétation : d’un côté, en effet, il précise que si la question se pose, c’est parce que « l’Etat économique et idéologique ignore qui nous sommes individuellement ». Critiquer l’assujettissement, ce serait alors critiquer l’abstraction du pouvoir, et la manière dont il ignore et nie les individualités. Ce que « nous » refusons, c’est, semble-t-il, d’être confondus à l’intérieur d’un même « nous », où la singularité de chacun disparaît. Mais d’un autre côté, et tout de suite après, Foucault introduit une autre dimension du problème : critiquer l’assujettissement, ce serait critiquer « l’inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité », c’est-à-dire la manière dont le savoir et le pouvoir modernes attachent chacun d’entre nous à sa propre individualité. Le même texte précise un peu plus tôt, à propos des mêmes luttes, que celles-ci « s’attaquent à tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre ». Autrement dit, ce qu’il s’agirait alors de refuser, c’est une définition du « nous » réduite à une collection d’individus, à une série de « je », à travers une individualisation qui interdit toute revendication et toute affirmation collectives. On répondra que c’est précisément parce que le pouvoir moderne est à la fois globalisant et individualisant (obéissant à la maxime dont Foucault fait le titre de l’un de ses textes « Omnes et singulatim »), que la question « qui sommes-nous ? » doit ainsi se déployer sur ces deux fronts contradictoires. Mais la question demeure : comment comprendre, à l’intérieur de la lutte elle-même, le rapport entre sujet pluriel et sujet singulier, entre we et I

Cette question, remarquons-le, ne concerne pas seulement l’objet des luttes politiques contemporaines. Elle concerne tout autant le sujet-Foucault : la position de Foucault lui-même, le point de vue depuis lequel il conduit ses enquêtes. Comparons en effet deux extraits, tirés de la dernière partie de son oeuvre, et dans lesquels il s’explique sur les conditions et l’horizon de sa démarche philosophique : d’un côté, il explique en 1981 :

Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d’éléments de ma propre expérience : toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi. C’est bien parce que je pensais reconnaître dans les choses que je voyais, dans les institutions auxquelles j’avais affaire, dans mes rapports avec les autres des craquelures, des secousses sourdes, des dysfonctionnements que j’entreprenais un travail, quelques fragments d’autobiographie.

(« Est-il donc important de penser ? », DE, IV, 183)

D’un autre côté, c’est plutôt au « nous » que Foucault recourt, lorque dans son commentaire fameux du « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant, il définit l’attitude de modernité comme :

Un ethos philosophique consistant dans une critique de ce que nous disons, faisons et pensons, à travers une ontologie historique de nous-mêmes » (…) « comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres.

(« Qu’est-ce que les Lumières ? », DE, IV, 574-575)

Bien sûr, entre « l’autobiographie » revendiquée en 1981, et « l’ontologie historique de nous-mêmes » exposée en 1984, la contradiction n’est pas totale : précisément parce que le sujet de cette autobiographie est traversé et inquiété par des « secousses » qui ne viennent pas seulement de lui-même, mais le lient aux institutions et aux autres, et se découvre du même coup solidaire d’une histoire qui contribue à le définir lui-même. Mais le problème demeure : ce n’est pas tout à fait la même chose, de dire que la pensée est l’activité d’un sujet qui ressaisit dans sa propre pensée les rapports avec les autres, et de faire du « nous » le sujet de la pensée, en donnant à celle-ci pour âche de comprendre « comment nous nous sommes constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous nous sommes constitués comme sujets qui exercent ou subissent les relations de pouvoir ; comment nous nous sommes constitués comme sujets moraux de nos actions » (ibid.)

Un évitement du problème ?

Je résume donc la question : comment relier, dans la définition que Foucault donne du sujet dans la dernière partie de son oeuvre, les deux pôles que constituent le sujet singulier, le « je », et le sujet collectif, le « nous » ? A ce propos, deux précisions s’imposent immédiatement.

La première précision concerne l’enjeu d’un tel problème : il engage la signification proprement politique que nous pouvons donner à la philosophie de Foucault, comment elle peut nous aider, non seulement à décrire et à critiquer les dispositifs politiques, mais à penser la possibilité de l’action politique. De ce point de vue, les avis sont partagés : d’un côté, la notion de « subjectivation » a été massivement reprise et mobilisée pour penser la manière dont on peut contester les identités assignées et revendiquer un statut subjectif collectif. C’est ainsi, par exemple, que lorsque Jacques Rancière décrit l’irruption politique de l’affirmation d’égalité, comme «  la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre » (Au Bord du politique, p.118), c’est bien à la notion de subjectivation forgée par Foucault qu’il recourt. Mais d’un autre côté, et à l’inverse, la démarche du « dernier Foucault » a fréquemment été interprétée comme une manière de sortir de l’horizon de la politique, pour trois raisons au moins : 1/ parce que Foucault aurait mis à l’écart la considération du pouvoir au profit d’une investigation d’ordre éthique ; 2/ parce qu’il aurait recherché le modèle de cette éthique dans les textes de la Grèce classique qui concernent essentiellement les citoyens masculins disposant du loisir de se préoccuper de soi, donc dans une perspective difficilement transposable telle quelle aux luttes minoritaires, au combat des femmes ou des subalternes ; 3/ parce qu’il aurait considéré la subjectivation à un niveau essentiellement individuel, en gardant le silence sur la façon dont l’analyse du soi pourrait être transposée sur un plan collectif. En bref, la notion de subjectivation est devenue une notion-clef des analyses politiques contemporaines, là où les textes à l’intérieur desquels cette notion est effectivement élaborée par Foucault sont parfois considérés comme plus difficiles à utiliser politiquement, que ses travaux antérieurs.

La deuxième précision concerne les raisons qui ont, à mon avis, conduit Foucault à contourner, dans sa philosophie, une position directe du problème du sujet collectif. Son biographe, Didier Eribon, rapporte à ce propos une anecdote intéressante : au début des années 1980, lorsque le Parti Socialiste est arrivé au pouvoir en France et que les relations sont devenues compliquées entre les intellectuels et les hommes politiques de gauche (en particulier, autour du soutien des intellectuels au syndicat Solidarnosc en Pologne), Foucault aurait eu l’intention de publier un petit livre d’entretiens à propos du Parti Socialiste, et de sa difficulté à « gouverner autrement ».

Ce qui manque aux socialistes, c’est précisément l’art de gouverner, pensait-il, et il voulait le montrer en remontant dans le temps de l’histoire. (…) Il avait même trouvé le titre de cet opuscule : La tête des socialistes. (…). Il disait : « Cette notion de totalitarisme, ce n’est pas un concept pertinent. Avec un instrument aussi grossier, on ne peut rien comprendre. Ce qu’il faut étudier, ce sont les partis, la fonction-parti » (…) Ce livre, on le sait, ne verra pas le jour. Il sera à peine commencé, dès le début de l’entretien, Foucault s’est aperçu qu’il n’était pas possible d’aborder un sujet aussi complexe et aussi brûlant, sur lequel bien des volumes ont déjà été écrits, sans y consacrer plusieurs années de travail.

(cité par D.Eribon, Foucault (Flammarion, 1989), p.326.

L’existence de ce projet, et son abandon, sont significatifs. D’une part, cela montre que Foucault n’a pas passé sous silence la question de la constitution du sujet pluriel simplement par une sorte de tempérament individualiste, qui l’aurait conduit à mépriser les formes d’action collective : non seulement Foucault a bel et bien participé à de telles actions (songeons au Groupe Information Prisons), mais le récit de Didier Eribon montre bien que l’étude de l’art de gouverner aurait pu conduire à une analyse de ce qui se passe à l’intérieur des groupes et des collectifs qui militent et agissent de façon progressiste. Mais d’un autre côté, on voit bien que ce projet bute sur un obstacle considérable : celui de la « forme-parti ». Pour penser la relation politique entre le sujet individuel et le sujet collectif, il est difficile d’éviter la question du parti ; or, penser la question du parti, c’est nécessairement s’affronter soit à la tradition de l’analyse politique républicaine (qui examine, à partir de Rousseau et Montesquieu, la place et la légitimité des partis à l’intérieur de l’Etat), soit à la tradition marxiste-léniniste (qui pense le parti en miroir vis-à-vis de l’Etat et lui donne pour rôle révolutionnaire de conquérir l’appareil d’Etat). Du point de vue de Foucault, le problème est alors le suivant : comment penser la construction d’un sujet collectif de type « parti », sans replacer au centre de l’analyse une référence à l’Etat que la généalogie du pouvoir a, au contraire, tenté de déplacer et de repousser à la marge ? Le paradoxe est le suivant : la généalogie proposée, par exemple, dans Surveiller et punir, a démystifié à la fois la référence à l’individu, au « je » politique (considéré comme une production historique et technique) et la référence à une communauté de citoyens, comme s’il suffisait d’être soumis à la loi de l’Etat pour devenir un « nous » (Foucault montre au contraire que sous l’égalité formelle du droit, persistent des « contre-droits » disciplinaires, qui divisent en permanence la société). Et voilà que, pour penser les conditions d’une action politique capable de s’opposer à cet ordre disciplinaire, il faudrait en passer par la forme-parti, autrement dit retrouver cette double référence au « je » discipliné, et au « nous » uni par l’obéissance à la « ligne du parti »… On comprend que Foucault n’ait finalement pas écrit ce livre : cet abandon ne renvoie pas seulement au contexte et à l’actualité, mais à un problème de fond dans sa philosophie.

On peut tirer de cet échec une hypothèse positive. Penser les rapports entre le sujet individuel et le sujet pluriel, chez Foucault, ce serait trouver une manière, ou plusieurs manières, de contourner la référence à l’Etat, comme vecteur du passage du singulier au collectif. Comment lier le « nous » et le « je » sans devoir en passer par les formes traditionnelles de la réflexion politique sur les rapports entre individu et communauté ? Il me semble qu’à poser la question ainsi, on peut discerner dans l’oeuvre de Foucault différentes pistes, ou différentes figures de la relation, chacune d’entre elles constituant en même temps une réponse à la manière dont la philosophie politique établit ordinairement le lien entre le we et le I. Je propose de distinguer quatre de ces figures.

Contre l’identité : le singulier et le multiple.

J’ai rappelé tout à l’heure les deux aspects du pouvoir moderne, tel que Foucault le décrit dans « Le sujet et le pouvoir ». Ce pouvoir est, à la fois, individualisant et globalisant : d’un côté, il attache chacun à sa propre individualité, et le sépare des autres ; de l’autre côté, il oublie les singularités, et les abstrait pour décrire et organiser le corps social en général. D’un côté l’introspection, de l’autre les statistiques : on voit bien, par exemple, comment les politiques de gestion de l’immigration en Europe font fonctionner les deux systèmes à la fois (d’un côté, en exigeant que les demandeurs d’asile justifient leur demande en racontant leur propre biographie, d’un autre côté, en se donnant des objectifs chiffrés d’entrée, de séjour, etc). Or, ce qui relie ces deux aspects apparemment contradictoires de la gouvernementalité moderne, c’est une même référence à l’identité : l’identité est à la fois ce qui identifie chacun à lui-même, et sa définition fait fonctionner en même temps un système de catégories générales qui permet de classer les individus. La production des identités est ainsi ce par quoi l’Etat peut prétendre s’adresser à la fois à tous et à chacun (omnes et singulatim) ; et le problème de Foucault est de savoir comment déjouer cette référence à l’identité, de manière à établir un autre type de rapport entre le singulier et le collectif.

On trouve une trace de cette interrogation, par exemple, dans le texte que Foucault consacre  au cas d’Herculine Barbin, cette hermaphrodite élevée dans un entourage presque exclusivement féminin avant d’être contrainte de changer son sexe légal, ce qui la conduira au suicide. L’analyse que Foucault propose de l’exigence à laquelle Herculine va être soumise par le pouvoir est, on s’en souvient, double : d’un côté, on exige d’Herculine qu’elle ait un « vrai sexe », qui la situe dans la classe des hommes ou dans celle des femmes, et ainsi permette de lui appliquer les catégories générales de la biologie et de l’état-civil ; d’un autre côté, on exige qu’elle cherche dans son sexe sa propre vérité, qu’elle fasse de sa sexualité la clef lui permettant de définir son individualité psychologique, selon les normes de la psychiatrie. En bref, Herculine est soumise à la loi de l’identité, sous ses deux versants homogénéisant et individualisant. Or, dans la lecture  fait du mémoire que l’hermaphrodite laisse avant son suicide, et dans lequel elle raconte les années qui ont précédé l’arrivée du pouvoir administratif et médical, Foucault insiste sur deux points : d’une part, Herculine était dispensée d’avoir à se définir individuellement, comme appartenant à l’un ou l’autre sexe ; d’autre part et pour la même raison, elle pouvait entretenir des liens libres et directs avec la communauté féminine dans laquelle elle habitait.

La plupart du temps, ceux qui racontent leur changement de sexe appartiennent à un monde fortement bisexuel ; le malaise de leur identité se traduit par le désir de passer de l’autre côté (…). Ici, l’intense monosexualité de la vie religieuse et scolaire sert de révélateur aux tendres plaisirs que découvre et provoque la non-identité sexuelle, quand elle s’égare au milieu de tous ces corps semblables.

(« Le vrai sexe », DE, IV, 121)

La « non-identité », au milieu des « corps semblables » : en un sens, on peut dire qu’Herculine était, avant son procès, plus singulière qu’un individu ; mais en un autre sens, on peut aussi dire que cette singularité communiquait immédiatement avec les autres, dans l’expérience d’une multitude humaine qui ne soit pas traversée par la loi de la différence des sexes. On a là une première manière possible de penser, chez Foucault, « the we and the I » : elle consiste à opposer, au jeu de l’identité qui individualise et homogénéise, le lien direct que les sujets singuliers entretiennent avec les « multiplicités humaines », pour reprendre une formule de Surveiller et punir, qui définit les disciplines comme « une manière d’assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces » (SP, 4e de couverture). La force de cette démarche tient à ce qu’elle prend appui sur l’expérience, et appelle à rechercher dans nos rapports immédiats et ordinaires avec les autres une connexion entre notre singularité et le collectif, connexion en quelque sorte préalable à la construction des identités. La faiblesse de cette position tient au fait que cette connexion est en quelque sorte pré-politique, ou anti-politique : en faisant valoir le droit de vivre hors du régime de l’identité, elle risque de se condamner à une forme de relation tragique avec le système des pouvoirs et l’ordre des institutions.

Contre le gouvernement : le soulèvement collectif.

Le pouvoir d’Etat a, on vient de le rappeler, pour objet la production des identités ; en même temps, considéré du point de vue de ceux qui l’exercent, il se définit comme art de gouverner, comme gouvernement. Comme on le sait, le « gouvernement », chez Foucault, désigne non seulement le pouvoir exécutif, qui dispose du droit et de la possibilité d’agir sur la population, mais l’ensemble des techniques par lesquelles le pouvoir investit le corps social et cherche à « conduire les conduites » (pour reprendre la définition que Foucault propose dans le cours de 1978). Le gouvernement est, en ce sens, une manière de lier le collectif et l’individuel : lorsque Foucault décrit et dénonce les gouvernements autoritaires d’Iran ou de Pologne, il insiste toujours sur ces deux dimensions à la fois – il dénonce d’une part l’arrogance des gouvernants qui entendent représenter le peuple tout entier et imposer leur loi, et d’autre part la façon dont cette domination globale s’insinue dans les relations sociales quotidiennes. Il écrit ainsi, à propos de la Pologne après le coup d’Etat du général Jaruzelski :

Trente-cinq ans du régime précédent avaient pu leur faire croire que, finalement, l’invention de nouvelles relations sociales était impossible. Chacun, dans un Etat comme celui-là, peut être absorbé par les difficultés de sa propre existence. On est, en tous les sens du mot, « occupé ». Cette « occupation », c’est aussi la solitude, la dislocation d’une société…

(« L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée », DE, IV, 346)

C’est par rapport à cette double dimension du gouvernement qu’il faut comprendre, je crois, l’importance accordée par Foucault à la notion de soulèvement : le soulèvement est, à la fois, une manière de se soustraire à la prétention du gouvernement de représenter le « nous » du peuple, et une manière de résister à la façon dont les techniques gouvernementales isolent les individus. Ainsi Foucault peut-il écrire, à propos de la Pologne : « après Solidarité, après la formulation collective de toutes ces haines individuelles (…) les gens vont être beaucoup plus forts pour résister à tous ces petits mécanismes par lesquels on les faisait, sinon adhérer, du moins accepter le pire » (ibid.). Le soulèvement est donc, à la fois : 1/ un passage du singulier au collectif (« la formulation collective de toutes ces haines individuelles ») ; 2/ un retour de cette expérience collective vers les individus (« les gens vont être beaucoup plus forts pour résister ») ; 3/ une manière d’opposer « la conscience que (les Polonais) ont eue d’être tous ensemble » (ibid.) à la prétention du pouvoir d’incarner la souveraineté populaire.

On pourrait dire les choses autrement : là où, dans la théorie politique classique, la constitution du corps politique passe par le lien représentatif qui lie chacun à l’instance souveraine (que cette instance soit l’autorité chargée du pouvoir, comme chez Hobbes, ou qu’elle soit le peuple souverain lui-même, comme chez Rousseau), le soulèvement introduit un rapport entre the we and the I qui se caractérise au contraire par l’interruption des rapports politiques, par le refus à la fois intime et collectif des techniques gouvermentales. C’est sans doute à propos de la révolution iranienne que les formulations de Foucault sont les plus claires : Foucault parle, à propos de l’Iran, d’une véritable « grève de la politique », qui suspend l’acceptation de toutes les formes de domination et oblige le pouvoir à se révéler à nu. Dans un entretien inédit donné au journaliste libanais Farès Sassine, et qui vient de paraître en français dans la revue Rodeo, Foucault a des formules frappantes pour décrire, à la fois, la façon dont le soulèvement construit un collectif, et la façon dont il sollicite les individus. D’un côté, il voit dans le soulèvement iranien l’irruption d’une « volonté générale » qui, contrairement à la manière dont elle est décrite par la philosophie politique, existe indépendamment de la manière dont elle va se trouver représentée par l’Etat :

avec mon expérience d’Européen, j’ai toujours vu la volonté générale édléguée, représentée ou confisquée par un personnel politique, par des organisations politiques ou par des leaders politiques. (…) Et dans les groupes politiques qui se prétendent détenteurs des aspirations fondamentales de la population, on trouve beaucoup trop de bureaucratie, beaucoup de leadership, beaucoup de hiérarchie,  beaucoup de confiscation de pouvoir, etc. Or il m’a semblé, à tort ou à raison (…) que vraiment quand au mois de septembre les Iraniens sont descendus dans la rue devant les chars (…) ce n’était pas un groupe de gens qui s’exposait à leur place parce qu’il aurait été détenteur de leur identité, non c’étaient eux, ils ne voulaient pas, ils ne voulaient plus du régime subi.

Foucault M., « Entretien avec Fares Sassine », revue Rodeo n°2. 2013. p.36-37.

D’un autre côté, cette mobilisation collective n’existe pas sans la mise en danger des individus qui, un par un, décident de s’exposer au risque d’être tués. Foucault a, à ce propos, dans le même entretien, des formulations inhabituelles chez lui, en utilisant le concept de volonté :

…la volonté, c’est peut-etre justement cette chose qui, au-delà de tout calcul d’intérêt et au-delà de l’immédiateté du désir, ce qui peut dire « je préfère mourir ». Et c’est ça l’épreuve de la mort. (…) La volonté, c’est l’acte pur du sujet. Et le sujet, c’est ce qui est fixé et déterminé par un acte de volonté.

art.cit., p.50.

Il est frappant de voir que Foucault utilise, dans ces extraits, des formules qui semblent empruntées à Rousseau et à Fichte – mais pour en retourner le sens : la « volonté générale » n’est pas l’acte par lequel le peuple se constitue, pour se donner un Etat, mais elle émerge dans l’acte d’un refus collectif ; la « volonté pure » du sujet n’est pas témoignage de son identité avec lui-même, mais exposition au risque de la mort. On a là une deuxième manière possible de penser « the we and the I » : elle consiste, contre le gouvernement comme forme de représentation de la collectivité, et comme mode de gestion des vies individuelles, à opposer le soulèvement, comme lien entre le refus collectif et l’exposition individuelle au danger. La force de cette démarche, c’est qu’elle prend appui, non plus sur l’expérience ordinaire, ou infra-ordinaire (comme dans le premier cas), mais sur la force des événements : elle consiste à extraire, de l’événement du soulèvement, une dimension qui ne se réduit pas à un simple changement de régime politique (Foucault a toujours dit que ce n’était pas la nature du régime islamique qui l’intéressait, mais l’essence du soulèvement qui lui avait donné naissance). La faiblesse de cette démarche, c’est qu’elle ne rend pas compte de la manière dont ce lien entre le « nous » et le « je » peut éviter de retomber dans une forme de domination, à partir du moment où le soulèvement s’institutionnalise, entre dans le cycle des agendas politiques. Foucault n’a pas inventé le fait que les révolutions tournent mal ; mais sa réflexion sur le soulèvement a au moins le mérite de poser rigoureusement le problème – se demander ce que devient un soulèvement, c’est finalement se demander à la fois quand le sujet collectif peut survivre au passage par la représentation, et quand les sujets individuels se trouvent repris par des formes de gestion de la vie (on sait que le succès des partis islamistes, à la suite des révolutions de 2011 dans le monde arabe, tient pour beaucoup à la manière dont ils ont développé des services sociaux au sein de la population, par exemple).

Contre la réconciliation : une subjectivation relationnelle.

En évoquant la question du destin des révolutions, nous rencontrons un troisième motif dans l’oeuvre de Foucault : non plus la question du passé (comme dans le cas d’Herculine Barbin, ou perce la nostalgie de relations à soi et aux autres pas encore soumises à la loi de l’identité), ou la question du présent (comme dans la question du soulèvement, qui pose le problème du rapport de la pensée avec l’actualité), mais la question de l’avenir, ou de l’horizon de l’action politique. Dans la pensée politique moderne, l’une des manières d’articuler les aspirations de l’individu et l’institution du collectif consiste justement à faire de leur réconciliation le contenu d’une promesse – promesse révolutionnaire d’un communisme qui donnerait en même temps « à chacun selon ses besoins », promesse réformiste d’un dépassement progressif des antagonismes qui traversent la communauté politique. Ici encore, l’opposition de Foucault à ce type de nouage entre le « je » et le « nous » est flagrante, et traverse en réalité toute son oeuvre : on la trouve déjà dans L’Archéologie du savoir (Foucault se moque alors de l’idée « que l’histoire, elle au moins, est vivante et continue, qu’elle est, pour le sujet (…) le lieu du repos, de la certitude, de la réconciliation » – AS, 24), et on la retrouve dans La Volonté de savoir (Foucault soupçonne alors le discours de la révolution sexuelle d’être la dernière manière de faire encore coexister « la révolution et le bonheur ; ou la révolution et un corps autre, plus neuf, plus beau ; ou encore la révolution et le plaisir » – VS, 14). Dans chacun de ces cas, ce qui est dénoncé, c’est à la fois la projection dans l’avenir d’une réconciliation entre chacun et tous, et l’idée que cette réconciliation se contentera de libérer la « bonne nature » originaire de l’être humain, qu’il suffirait de laisser s’exprimer sans entrave pour que les individus soient épanouis et que la communauté soit apaisée.

Le problème est alors de trouver une alternative à cette logique de la promesse : quel horizon donner à la lutte politique, si on ne peut ni rêver d’une réconciliation finale, ni se contenter de soulèvements sans lendemain ? A mon sens, cette question est au coeur des réflexions que Foucault consacre, au début des années 1980 et en parallèle de ses études sur l’antiquité, à la question gay et à l’idée même de communauté gay. Ces réflexions recoupent des éléments que nous avons déjà croisés : d’une part, il s’agit pour Foucault de défendre une subjectivation gay qui ne passe pas essentiellement par l’identité : c’est pourquoi il répète que le problème n’est pas « d’être gay » (de se reconnaître individuellement dans une identité collective, même si cela peut avoir une utilité stratégique) mais de « devenir gay », c’est-à-dire de se construire soi-même dans un réseau de relations qui, en même temps, approfondissent la singularité de chacun et multiplient les relations avec les autres. D’autre part, sa réflexion reprend, d’une autre manière, la question du destin des révolutions, et du rapport tragique qu’elles entretiennent avec ce qui les suit : si, à propos de l’Iran, Foucault avait distingué nettement le fait du soulèvement et la question de la valeur du régime que ce soulèvement va mettre en place, à propos de la question gay, il se préoccupe du contenu positif que la lutte pour l’émancipation peut permettre de faire advenir. Je pense ici à la distinction fameuse qu’il propose, dans un entretien, entre « processus de libération » et « pratiques de liberté » : 

Je ne veux pas dire que la libération ou telle ou telle forme de libération n’existe pas : quand un peuple colonisé cherche à se libérer de son colonisateur, c’est bien une pratique de libération, au sens strict. Mais on sait bien, dans ce cas d’ailleurs précis, que cette pratique de libération ne suffit pas à définir les pratiques de liberté qui seront ensuite nécessaire pour que ce peuple, cette société et ces individus puisse se définir des formes recevables et acceptables de leur existence ou de la société politique. C’est pourquoi j’insiste plutôt sur les pratiques de liberté que sur les processus de libération. 

(« L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », DE, VI, 710)

Soulignons, dans ce passage, la mention de « ce peuple, cette société et ces individus » : le problème des « pratiques de liberté » est bien de donner une forme à l’articulation entre chacun et tous, qui ne soit pas celle d’une réconciliation finale, qu’il suffirait de libérer. C’est cette question, que Foucault va explorer à la fois à travers l’étude des formes de subjectivation antique, et à travers les descriptions qu’il propose du « mode de vie » gay qu’il appelle de ses voeux. Du côté de l’antiquité, il va s’agir de décrire les techniques que les individus mettent en oeuvre pour se construire eux-mêmes, non pas en-dehors de l’horizon social, mais à l’intérieur de celui-ci : la réflexion sur l’érotique grecque est inséparable du rôle de ciment politique que la philia joue à l’intérieur de la Cité, tout comme la réflexion sur la « culture de soi » dans la période hellénistique ne peut pas être dissociée du rôle difficile d’intermédiaires que les citoyens sont amenés à jouer dans le nouveau contexte impérial. La subjectivation est, alors, de part en part relationnelle (comme l’indiquent les chapitres de L’Usage des plaisirs, où il est question du rapport au corps, du rapport à l’épouse, du rapport aux garçons). L’idée est que la construction de soi-même comme sujet passe par l’élaboration des rapports que l’on entretient avec les autres, rapports qui ne sont alors ni librement choisis par l’individu, ni simplement imposés par le contexte social. Or, c’est très précisément ce motif que l’on retrouve dans les textes et entretiens que Foucault consacre à la question gay : d’une part, à travers la notion de « mode de vie », c’est-à-dire d’une élaboration de sa façon de vivre qui, à la fois, nous distingue de notre appartenance sociale, diversifie les façons de vivre des individus, et peut en même temps être partagée par d’autres de façon transversale dans la société.

Cette notion de mode de vie me paraît importante. Est-ce qu’il n’y aurait pas à introduire une diversification autre que celle qui est due aux classes sociales, aux différences de profession, aux niveaux culturels, une diversification qui serait aussi une forme de relation, et qui serait le « mode de vie » ? Un mode de vie peut se partager entre des individus d’âge, de statut, d’activité sociale différents.

(« De l’amitié comme mode de vie », DE, IV, 165)

D’autre part, il faut remarquer que Foucault ne situe pas l’élaboration de ce mode de vie à l’extérieur des relations de pouvoir (comme si les « pratiques de liberté » ne pouvaient commencer qu’une fois que le pouvoir a disparu). A l’horizon de la réconciliation entre chacun et tous, Foucault oppose le modèle du jeu, c’est-à-dire l’idée que les relations de pouvoir peuvent être déplacées et renversées par les individus, à l’intérieur de la relation qui les lie. C’est l’idée, par exemple, qu’il développe à propos du sado-masochisme dans l’un de ses derniers entretiens.

…le S/M est l’érotisation du pouvoir, l’érotisation de rapports stratégiques. Ce qui me frappe dans le S/M, c’est la manière dont il diffère du pouvoir social. Le pouvoir se caractérise par le fait qu’il constitue un rapport stratégique qui s’est stabilisé dans des institutions. (…) A cet égard, le jeu S/M est intéressant parce que, bien qu’étant un rapport stratégique, il est toujours fluide.

 (« Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », DE, IV, 742)

Résumons : cette troisième forme d’articulation possible entre « the we and the I » consiste à opposer à l’idée de réconciliation finale, sur fond de bonne nature, entre l’individu et la communauté, des pratiques qui intensifient à la fois la singularité et les relations que chacun entretient, de manière à la fois immanente aux relations de pouvoir, et potentiellement durable (ce que suggèrent les notions de « culture », de « mode de vie », de « techniques d’existence »). La force de cette démarche, c’est qu’elle ne s’appuie cette fois ni sur l’expérience infra-politique, ni sur l’événement, comme pour le soulèvement, mais sur un champ d’expérimentation qu’il revient aux individus de faire exister et durer. Sa faiblesse (que Foucault assume) c’est que rien ne garantit la pérennité de ce montage : précisément parce que Foucault oppose ce « jeu » expérimental à l’idée même d’institution.

Contre la tradition : « nous autres, poseurs de problèmes ».

En insistant sur l’importance proprement politique des réflexions de Foucault sur le mode de vie, on pourrait se poser une question provocatrice. Au fond, avec cette idée que les individus trouvent à se reconnaître dans un « nous » à travers leur appartenance à des formes de vie concrètes, Foucault fait-il autre chose que de redécouvrir l’importance politique des moeurs, et de ce que Hegel appelait la sittlichkeit, la vie éthique concrète qui constitue la base effective de l’Etat ? On se souvient en effet que Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit, critique l’idée selon laquelle l’Etat serait une construction juridique, résultant d’un pacte entre individus : ce sont au contraire les individus qui tirent leur définition de l’appartenance à l’Etat, à condition de ne pas réduire celui-ci à sa simple dimension juridique abstraite, mais de l’envisager comme communauté vivante, fondée sur des moeurs partagées. Bien sûr, les moeurs auxquelles Foucault fait référence ne sont pas exactement les mêmes que celle dont Hegel faisait l’éloge ! Mais la question demeure : comment faire de la culture et des techniques de soi le double creuset de la construction du sujet et des relations sociales, sans renoncer à l’idée de mise en question de l’ordre politique, et sans reconduire une fois de plus à l’horizon de l’Etat ? 

La réponse à cette question se trouve à mon avis dans un entretien de Foucault, qui concerne précisément le statut du « nous » dont le philosophe peut se revendiquer, lorsqu’il mène une recherche. Le contexte est celui d’une discussion avec Richard Rorty :

R.Rorty fait remarquer que, dans ces analyses, je ne fais appel à aucun « nous » — à aucun de ces « nous » dont le consensus, les valeurs, la traditionalité forment le cadre d’une pensée et définissent les conditions dans lesquelles on peut la valider. Mais le problème justement est de savoir si effectivement c’est bien à l’intérieur d’un « nous » qu’il convient de se placer pour faire valoir les principes qu’on reconnaît et les valeurs que l’on accepte ; ou s’il ne faut pas, en élaborant la question, rendre possible la formation future d’un « nous ». C’est que le « nous » ne me semble pas devoir être préalable à la question ; il ne peut être que le résultat — et le résultat nécessairement provisoire — de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule.

(« Polémique, politique et problématisations”, DE, IV, 593-594).

Ici, Foucault distingue clairement entre deux manières de situer, dans la pensée, un sujet collectif, un « nous », un we. Tantôt, le « nous » forme le socle à partir duquel les questions peuvent être posées : le modèle est celui de l’herméneutique, où l’arrière plan-culturel permet à la fois aux individus de se construire et d’être reliés les uns aux autres. A cette logique, Foucault oppose l’idée selon laquelle les questions – et particulièrement les questions insolubles, celles du crime, de la folie, de la sexualité, qu’il énumère dans l’entretien – sont elles-mêmes la matrice d’une subjectivité collective, d’un « nous » qui, pour cette raison, ne peut se refermer sur une communauté précise, ni permettre aux sujets de se reposer sur leurs acquis. Ainsi la publication de l’Histoire de la folie a-t-elle produit un « nous » improbable, où se retrouvaient épistémologues, historiens des sciences, mais aussi militants de l’antipsychiatrie et malades mentaux. Autrement dit, l’insistance du dernier Foucault sur la construction des modes de vie est inséparable de l’idée que ces techniques de soi se constituent autour de problèmes, qui réunissent les individus dans la mesure où, en même temps, ils séparent chacun de lui-même. Il faudrait ici, je n’en ai pas le temps, analyser la manière dont ce lien entre subjectivation et « points de problématisation » est rigoureusement examinée, dans les derniers tomes de L’Histoire de la sexualité : au fond, Foucault ne cesse de montrer dans L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi comment les techniques de soi les plus élaborées se sont construites à propos de problèmes sociaux et culturels dont personne ne pouvait prétendre avoir la solution définitive. En ce sens, le modèle des « modes de vie » de Foucault n’est pas hégélien, mais bien nietzschéen : « nous autres, poseurs de problèmes, problèmes nous-mêmes », écrit Nietzsche dans La Généalogie de la morale.
Résumons-nous. Dans la dernière partie de son oeuvre, Foucault est loin d’ignorer le problème qu’il y a à passer du « je » au « nous » : aux matrices étatiques de ce passage (l’identité, le gouvernement, la réconciliation, la culture) il oppose quatre figures de ce nouage (la multiplicité, le soulèvement, l’élaboration de modes de vie, la position de problèmes). Aucune de ces figures n’est exempte, on l’a vu, de difficultés : l’expérience de la multiplicité risque de dériver vers une nostalgie d’une forme d’intimité pré-politique, le fait du soulèvement ne dit rien du régime politique dont il va accoucher, l’élaboration de modes de vie est un jeu plutôt qu’une promesse, la position de problèmes suppose de renoncer à toute solution définitive. Mais ces risques eux-mêmes confirment en un sens notre dernier diagnostic : le passage du « je » au « nous », the we and the I, n’est pas dans la pensée de Foucault une évidence, mais le nom d’un problème.

Mathieu Potte-Bonneville


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