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Au bout du monde

De l'hétérotopie.

De l'hétérotopie.

Première publication : Libération (« Grand angle »), 8 novembre 2007.
Lire sur le site de Libération.

C’est, barrant la mer et le ciel, griffée par des rafales de neige, une pile de boîtes rectangulaires dont les couleurs alternent (bleu nuit ou cobalt, bordeaux, orangé) et siglées « Maruba », « Kien Hung », « P&O »,  « Hamburg sud ». Dressée au milieu du quai, elle divise le spectacle attendu de la baie en deux parties égales, deux moitiés latérales d’une miniature d’eau sombre, de maisons basses et de cimes qui s’évasent de part et d’autre du mur coloré. Sur le port d’Ushuaïa, l’empilement géométrique des containers maritimes déjoue la tentation du chromo : impossible d’écarter de la photographie ce qui empêche les lointains d’être comme on aurait voulu les voir. Les blocs de métal peint (les mêmes qui, d’ici à Anvers ou Singapour, font ressembler la mondialisation à une sculpture de Donald Judd) indiquent ce qu’il s’agit plutôt de comprendre : le nouage précaire d’une circulation illimitée des marchandises avec un paysage en équilibre au bord de l’inhabitable, qui persiste à marquer la limite du monde. Au bas des containers, abrités sous une tente de polyane, battent ce matin les tambours de dockers en grève qui frappent pour se réchauffer et se faire entendre. Le rythme, amplifié par la tôle, escalade la pente des rues jusqu’au pied des montagnes.

La pointe, le cap.

La philosophie se défie des voyages. Même si elle leur emprunte ses symboles, se dépeint comme sortie de la caverne ou vol de chouette au crépuscule, elle ne cesse de les soupçonner de manquer à leur promesses, lit dans le désir des errants un rêve de vaine fuite et dans le voyage accompli une trajectoire absurde où l’on ne rencontre jamais que soi. La figure d’un philosophe-voyageur (comme on parle d’écrivains-voyageurs) paraîtrait incongrue ; c’est peut-être dommage. Si la question du philosophe est de savoir comment il peut y avoir un monde, un horizon commun où toutes choses trouvent place, il apprendra en voyageant que certains lieux inscrits dans cet ordre d’ensemble en réfractent le cours, c’est-à-dire à la fois le perturbent, le soutiennent et le donnent à voir : lieux où s’affolent les boussoles, comme des points d’aberration dans la marche du monde, et que Michel Foucault proposait de baptiser des hétérotopies

Ainsi la Terre de Feu, petit morceau d’équerre brisée à l’extrême sud de l’Amérique, occupe dans l’expérience moderne une place singulière. D’une part, c’est une pointe qui paraît matérialiser l’infranchissable même – éperon terrestre adossé aux cinquantièmes hurlants, côte réputée la plus dangereuse du monde, ne laissant aux marins de choix qu’entre le récif ou la vague. D’autre part, mais pour cette raison même, c’est le suprême cap, celui qu’il faut avoir franchi pour que l’Ouest devienne l’Est, pour que la Terre soit enfin ronde et s’offre aux échanges indéfinis des hommes, pour unifier l’espace sans dehors du planisphère. Donnant sur le canal de Beagle, la baie d’Ushuaïa s’ouvre sur cette rive dont, depuis Magellan, notre monde a besoin comme d’une contre-épreuve, frontière qu’on trace pour aussitôt, l’effaçant, s’assurer que plus rien ne résiste à nos prises : la pointe, en somme, d’un globe, ou l’étrave d’une sphère. Le bout d’un monde sans bords.

Ce jeu du clos et de l’ouvert marque la mémoire de la ville argentine. Pour comprendre pourquoi Foucault distinguait utopies et hétérotopies, il suffit de comparer la topographie rêvée de ce sud patagonien à son occupation concrète. Utopies : dans l’histoire de l’imaginaire, la Terre de feu étend son champ libre entre la mythique Cité des Césars, sorte d’Eldorado austral, et l’Antichton des anciens où, comme le rappelle Bruce Chatwin, « la neige tombait vers le haut, les arbres poussaient vers le bas, et des antipodiens à seize doigts dansaient jusqu’à l’extase ». La politique, toutefois, fait d’autres genres de rêve : c’est à l’ouest d’un bagne, fondé en 1911 pour accueillir les prisonniers politiques, qu’Ushuaïa a peu à peu, en désordre, étiré ses rues comme un drapeau se déchire. Construits par les forçats eux-mêmes, les couloirs du bagne se distribuent en bras de pieuvre autour d’une tour centrale pour permettre la surveillance constante des prisonniers, et abritent aujourd’hui le musée maritime. Etrange tableau : non un bateau dans une bouteille, mais la mer dans un panoptique.

Exploiter, habiter.

La visite de la prison permet de discerner les traces d’une cruauté encore récente, dans un espace si loin de la capitale que l’arbitraire carcéral pouvait s’y déployer à plein. Mais elle donne aussi les clefs de la dynamique contradictoire qui marque l’expansion d’Ushuaïa, bien après la fermeture du bagne. D’un côté, la colonie pénitentiaire voulait conjuguer relégation et mise en culture, éloigner les indésirables mais permettre par leur travail à ce fragment de terre hostile de profiter au monde développé, rendre en somme l’exclusion utile. De l’autre côté, il s’agissait aussi d’assurer une présence face au voisin chilien, dans une région où les conflits de frontière dessinent encore la carte (les prétentions des deux Etats sur le canal de Beagle faillit conduire à la guerre en 1978), et où les voies qui conduisent du continent en Terre de feu obligent à passer en territoire rival. Or entre exploiter le far south et occuper les lieux, il y a un pas : la première logique fait du territoire une ressource à piller, alors qu’une implantation durable exige que les bénéfices en reviennent aux habitants.

Cette dialectique a la vie dure, et depuis la découverte, en 1959, des gisements pétroliers de Terre de Feu, la bataille est rude pour que les revenus engendrés profitent à l’aménagement régional. On ironise souvent, ici, en rappelant que l’évaluation des quantités extraites se fait sur la base d’une libre déclaration de Total ou de l’ENAP (Chili) de même qu’il est impossible de manger du mouton, vendu au prix d’exportation, ou de trouver du poisson frais, quand les bateaux-usines galiciens ou coréens jouent à cache-cache dans les eaux territoriales. On insiste, en même temps, sur les effets pervers d’une rente propice au clientélisme politique, qui amène les gouverneurs successifs à multiplier les embauches (presque 50% de la population appartient à la fonction publique) et fait peser de lourds soupçons de corruption, jusqu’à conduire à l’élection surprise, au dernier scrutin provincial, de Fabiana Rios, jeune candidate militant activement pour une réforme des pratiques publiques. D’où l’effort récurrent du gouvernement fédéral pour fixer des industries locales ; la « loi de promotion industrielle », édictée en 1972, a attiré les usines d’assemblage dont le toit rouge s’allonge au bout de la baie, et suscité par les conditions avantageuses faites aux résidents la première explosion démographique de la ville, qui passe en 1990 de 7000 à 30000 habitants.

La terre, le ciel, le pôle

C’est pourtant l’irruption du tourisme qui va changer radicalement la donne d’Ushuaïa. Elle couvait au long des années 1990, elle éclate après 2001, sous la triple impulsion d’un taux de change du dollar devenu vertigineusement attractif, d’un nouvel effort d’aménagement gouvernemental (Nestor Kirchner, né fuégien, fut longtemps gouverneur de Patagonie) et, sans doute, d’un désir de mers froides avivé par l’imagerie associée à la défense de l’environnement. L’attirance pour les horizons préservés intègre, en très peu de temps, la ville australe aux programmes des tour-operators – mot précis, qui rappelle qu’en matière de tourisme il s’agit avant tout de « faire le tour », de passer par la ville australe pour boucler le circuit de l’économie-monde, de faire une nouvelle fois de la pointe un cap. La physionomie de la baie change : les capacités d’accueil ont doublé en moins de cinq ans et de grands projets se profilent, dont un centre commercial avec piscine et multiplex, un Hilton situé à quelque distance sur les rives du canal, et un hotel Sheraton dont les terrains, surplombant haut la baie, auraient été acquis pour 12 millions de dollars.

Ainsi, suivant la même logique qui voit, en France, le nom d’Ushuaïa désigner une conscience écologique et un gel-douche parfumé, l’infinité du capitalisme trouve-t-elle à réintégrer à son jeu ce qui paraît lui faire obstacle, dévore continûment ce qu’elle exhibe, élève ses fenêtres panoramiques d’où, si l’on n’y prend garde, on ne verra bientôt plus que d’autres façades. Ici comme partout ailleurs ? Pas tout à fait : la force du lieu persiste dans l’insistance avec laquelle, où qu’on se tourne,  il rappelle à la finitude du monde. Finitude d’en haut : à la verticale d’Ushuaïa, le trou dans la couche d’ozone a atteint une superficie record en septembre 2006, régressé un peu cette année, variation dont les spécialistes ne sauraient dire si elle est ponctuelle ou durable. Contrairement à l’attention qu’on y prête à Punta Arenas, où le taux d’ultraviolets figure dans le journal, le sujet ici ne semble guère présent au quotidien ; tout au plus rappelle-t-on qu’à l’hôpital, on peut aller faire dépister une fois l’an d’éventuels mélanomes. Finitude d’en bas : la nouvelle explosion démographique (autour de 60000 habitants), alliée aux particularités du site (une baie étroite, le dos aux Andes) font de l’occupation des terres un problème social autant qu’écologique. Se multiplient, clairsemant la forêt, les formes d’habitat spontané, cabanes glacées exposées au vent austral et à l’hostilité larvée d’habitants arrivés, eux-mêmes, il n’y a pas si longtemps. On ne saurait pourtant reprocher aux travailleurs boliviens ou péruviens venus construire les grands hôtels de tenter, à leur tour, de dormir quelque part.

La question, tout au long de cette histoire, est peut-être là : comment tenir à l’inhabitable, sans lequel il n’y aura bientôt plus guère de monde à habiter ? Ce problème, en un sens, a déjà délaissé la baie, et repris sa migration vers le sud. « Puerta de Antarctica », Ushuaïa est le point de départ du corridor maritime qui conduit au continent protégé, jusqu’en 2041, par la reconduction d’un traité international qui l’institue « réserve naturelle consacrée à la paix et la science ». Quelques indices d‘un autre genre, pourtant, sourdent sous ce cadre juridique : sûre de sa souveraineté, l’Argentine a déjà baptisé la province d’Ushuaïa « province de la Terre de feu, de l’Antarctique et des îles de l’Atlantique Sud ». Surtout, la fréquentation touristique du continent glacé, augmentant de 500 % en dix ans, y amènera 27000 personnes en 2007, pour une population scientifique sept fois moindre. Aux vitrines, les billets last minute pour l’Antarctique commencent à 3900 dollars. Dans le port, le Polar star attend.

Post-scriptum

– Mais, et le rêve d’ailleurs, et ce dehors promis ? 

– On dit qu’il va déménager. Pour l’instant il est encore là, perceptible seulement à la lisière de l’œil : quand s’effrangent les nuages un pan de doré sur l’arête, l’absence de reflet dans l’eau froide, telle maison où l’on pourrait vivre comme on se penche au bord du vide, ce chien qui vaguait, soudain en arrêt sur le bitume luisant de dégel. Soyez plus attentif, écartez les images. Vous le voyez, maintenant ?

Mathieu Potte-Bonneville


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